de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Au Musée de Dole, Anthony Cudahy fait la conversation

Au Musée de Dole, Anthony Cudahy fait la conversation

Conversation est le titre de l’exposition que le jeune peintre américain Anthony Cudahy (né en 1989) propose à partir d’aujourd’hui au charmant et audacieux Musée des Beaux-Arts de Dole. « Conversation », parce que l’acte de peindre est à lui seul une conversation avec les maîtres du passé, parce que la peinture est un genre tellement référencé qu’il ne peut s’exercer en dehors de tout contexte, parce qu’à chaque fois qu’un peintre lève son pinceau, il ne peut s’empêcher de penser à ce que d’autres, bien avant lui, auraient fait à sa place. Et « conversation », parce qu’il a choisi de dialoguer avec des œuvres des collections du Musée, d’en faire le fil conducteur de son exposition et surtout de produire un nombre important de tableaux à partir d’elles (près de la moitié de ceux présentés).

Mais alors que bon nombre d’artistes, lorsqu’ils veulent se confronter à l’histoire de l’art, le font à partir des chefs-d’œuvre les plus reconnus (ce qui ne donne pas toujours un résultat très probant), Anthony Cudahy, lui, a préféré aller chercher dans les réserves et l’inventaire. Il en a sorti un certain nombre de toiles de petits maîtres, certaines non identifiées, d’autres en restauration ou d’autres encore de bonne facture, mais auxquelles on n’a jamais prêté vraiment d’attention. Et il a imaginé ses salles en fonction d’un ou de plusieurs de ces tableaux. C’est ainsi que pour la première salle, par exemple, il a pris pour base non pas un tableau, mais une porte en bois sculptée qui est un dernier vestige du Parlement de Dole du XVIe siècle. Il a repris le motif du lion qui y figure, mais l’a renversé, dévoilant clairement ses attributs sexuels. Et dans cette même salle, il s’est servi d’un bel Intérieur de Palais du XVIIIe siècle qui lui fait aussi penser à Giorgio de Chirico pour évoquer le thème de la porte qui ouvre le parcours, mais laisse aussi entrevoir différents plans, comme le montre la toile intitulée Entrance/receiver, 2022.

Dans une autre salle, il est parti d’une Scène de Sabbat du XVIIe siècle pour reproduire un motif étrange (le bras d’un squelette qui semble soutenir un personnage masculin) et construire l’ensemble autour du mysticisme. Et dans une autre encore, il a utilisé une Nature morte au homard, elle aussi du XVIIe siècle, pour reproduire la carcasse de poisson mort qui y est présente, à côté du homard, et la mettre en regard avec une maternité, jouant ainsi sur le contraste entre la tendresse de la scène et la violence que peut représenter un poisson dont il ne reste que l’arête. Bien sûr, dans certains cas, la référence est un peu moins immédiate, comme dans cette Construction de la Tour de Babel d’un anonyme flamand qu’il met en lien avec une de ses peintures où l’on voit la partition d’une œuvre du compositeur Nico Muhly tirée d’un conte horrifique, sous prétexte qu’elles mettent en scène toutes deux une même profusion et une même multiplicité. Et on n’est pas sûr que le spectateur qui visitera l’exposition y sera sensible s’il n’a pas l’explication.

Mais ce n’est pas très important, car d’une part, elle constitue un fil, une image dans le tapis qu’il pourra s’amuser à chercher, mais qui ne nécessite pas forcément d’en avoir toutes les clés (Anthony Cudahy, qui préfère jouer sur l’émotion, aime que les œuvres gardent leur part d’ombre), et surtout, elle est représentative de la manière dont son travail fonctionne : « L’histoire des images est ce qui m’intéresse, déclare-t-il. La transformation et la dégradation auxquelles une image est soumise à travers la reproduction crée un langage en soi, avec ses codes et ses signifiants. Ce peut être tout autant la pixellisation d’une image répétée à l’infini sur Internet que l’ombre portée d’un flash photographique transposée dans une peinture. Quand je m’approprie une image et la traduis en peinture, c’est à la fois une reprise et une interprétation. La peinture est un nouveau maillon dans cette chaîne, une autre couche dans l’histoire d’une image. La traduction résulte de mon esprit excité par l’image ; la peinture est un enregistrement de pensées. »

Ce sont ces strates que l’on peut observer dans la belle et riche exposition de Dole, ces motifs qui se répètent et se transforment, allant jusqu’à l’autocitation (l’artiste n’hésitant pas à mettre en abyme certains de ses tableaux). Mais pour ce grand utilisateur d’Instagram et des réseaux sociaux, pour lui qui a commencé en éditant des fanzines queer pour lesquelles il sollicitait de nombreux autres artistes, il ne s’agit pas d’une démarche conceptuelle qui consisterait à faire cohabiter différents niveaux de culture ou à juxtaposer des images venant d’horizons radicalement différents, comme dans la peinture de David Salle, par exemple. Au contraire, il y a une grande volupté dans cette manière d’intégrer toutes ces provenances et toutes ces transformations, volupté qui se traduit, sur un plan thématique,  par la présence de nombreux corps masculins dénudés (Anthony Cudahy ne fait mystère de ses préférences sexuelles), mais aussi, sur un plan formel, par les compositions qui privilégient souvent le hors champ, les couleurs, qui donnent lieu à de nombreux aplats et éclatent en des confrontations souvent surprenantes, et par la précision du dessin.

Volupté mais aussi fraternité car il fait partie de cette génération d’artistes qui aime la communauté, vit entouré et fait de l’échange une vertu cardinale. Au fil des toiles, on retrouve son mari, Ian Lewandowski, lui-même photographe, et qui est plusieurs fois représenté avec ses appareils, mais aussi ses proches et amis artistes, comme la sculptrice Jenna Beasley, qu’il montre dans son atelier, entourée de ses livres et d’esquisses. Partout, la notion de famille d’esprit se manifeste, de groupe qui s’épaule et se comprend. D’ailleurs, Anthony Cudahy est toujours attentif aux artistes dont il se sent proche, toutes générations confondues : il les recherche, les aime, leur rend hommage et n’hésitent pas à les montrer comme dans The Minotaur’s Daydream, l’exposition dont il a été commissaire, en janvier dernier, à la galerie Semiose qui le représente en France (cf L’arc-en-ciel se poursuit en janvier – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)).

Enfin, il y a la révérence aux figures tutélaires comme celles de David Hockney. Dans la toile Rest (past), 2021, on voit deux garçons couchés sur une pelouse, enlacés. Autour d’eux surgissent des figures mythologiques directement issues de la Tapisserie de Bayeux que le maître du Pop Art anglais apprécie tant et qui est une des raisons de son installation en France. Dans une autre, Self-portrait after Hockney, Anthony Cudahy se met lui-même en scène en reprenant la composition de celle d’Hockney. Dans ses dessins aux crayons de couleur, même avec une technique différente, on retrouve tout l’esprit et la virtuosité de l’auteur du Bigger Splash. Et une toute nouvelle série de lithographies, réalisée à Paris, nous montre que, même dans le domaine de l’estampe, l’américain met ses pas dans ceux du graveur magistral. Preuve, s’il en était besoin, qu’Anthony Cudahy sait choisir ses modèles et qu’il a l’avenir devant lui !

-Anthony Cudahy, Conversation, jusqu’au 10 septembre au Musée des Beaux-Arts de Dole (www.sortiradole.fr)

Images : Anthony Cudahy,  Rest (past), 2021 Huile sur toile, 122×122 cm © Image A. Mole. Courtesy Semiose, Paris ; Self-portrait after Hockney ’83, 2021 Huile sur toile, 122×91 cm © Image A. Mole. Courtesy Semiose, Paris ; The sculptor (Jenna Beasley), 2023 Huile sur toile, 122 × 122 cm Inv.AC23004 © Photo : Lance Brewer Courtesy Semiose, Paris

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