de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Bernar Venet, l’avant, l’après

Bernar Venet, l’avant, l’après

A Nice, on voit tant d’œuvres monumentales de Bernar Venet dans l’espace public (trois dans un périmètre restreint qui va de la Promenade des Anglais côté Vieux Nice au jardin Albert Ier) qu’on pourrait penser qu’il s’agit de l’artiste officiel de la région. Pourtant, lorsqu’on est confronté à ses premiers travaux – c’est ce que propose l’Espace de l’Art Concret de Mouans-Sartoux, avec l’exposition Bernar Venet, Les origines 1961-1966 -, on se rend compte à quel point ceux-ci furent artisanaux, radicaux et dégagés de toute volonté de séduction et de reconnaissance. C’est en 1961, alors qu’il n’est âgé que de vingt ans, que le jeune Bernar Venet, artiste quasi-autodidacte, qui effectue son service militaire près de Tarascon, a une révélation : il découvre une coulée goudronneuse à Carpiagne, contre la falaise d’une carrière abandonnée et imagine aussitôt tous les usages qu’il pourra faire de ce matériau. Car à l’époque, le jeune homme, en rupture absolue avec la forme traditionnelle de peinture (et en particulier de l’abstraction lyrique), souhaite utiliser une matière qui, non seulement ne s’applique pas au pinceau, mais en plus n’a pas de colorant pictural, c’est-à-dire s’apparente le moins du monde avec ce que l’on peut imaginer de la peinture d’art. Le seul élément traditionnel qui subsiste est la feuille de papier sur laquelle Bernar Venet répand le goudron de manière aléatoire, avant de l’étaler à coups de pieds rageurs qui laissent apparaître les sillons de la voute plantaire. Ainsi naissent les premiers « Goudrons » qui constituent le véritable acte de naissance de sa carrière et son manifeste artistique.

Venet 2Il continuera à utiliser le goudron, mais en l’étalant avec une raclette et cette fois sur une toile (« Je n’exposais pas des « peintures », j’exposais du goudron », déclara-t-il à propos de ces œuvres de 1963). Et il travaillera avec d’autres matériaux ordinaires comme le carton qu’il maculera, dans un premier temps, de coulées de goudron (les « Déchets », des œuvres dont la dégradation font partie du processus et qui finiront par retourner aux ordures) ou qu’il fera recouvrir, de manière uniforme, à la peinture industrielle par un carrossier (les « Reliefs cartons », des œuvres marquées par le refus de la notion de style, par la volonté de faire en sorte que la subjectivité de l’artiste, sa seule main, soient le moins possible présentes). A côté de cela, naîtront d’autres œuvres comme la composition sonore « Gravier Goudron » au cours de laquelle Bernar Venet fixa un magnétophone sur une brouette et enregistra le son de roue en fer de cette dernière crissant sur les graviers de la cour de la caserne. Ou le « Tas de charbon », une œuvre qui n’a ni forme ni dimension spécifique et qui fait intervenir le hasard et l’imprévisibilité. Ou les « Cinq dessins en trois secondes », qui sont les résultats d’une performance consistant à projeter le plus vite possible, sans visée esthétique, de l’encre noire sur des feuilles de papier posées au sol. « J’étais convaincu que l’art n’était pas fait pour le plaisir, mais pour la connaissance, dit l’artiste en 1993, à propos de ces premières années. Cette suppression du plaisir était un besoin puritain et semblait correspondre à une nature sérieuse, voire sombre. (…) Les artifices, la couleur, le spectaculaire me paraissaient enfantins ».

Ce sont toutes ces œuvres des débuts que l’on peut voir au très bel Espace de l’Art Concret de Mouans-Sartoux. Des œuvres dont le radicalisme, la volonté absolue de rupture peuvent sembler aujourd’hui un peu naïfs et dépassés, mais qui frappent néanmoins par leur force, leur violence, la puissance de leur geste. Y domine une couleur, le noir, celle du goudron et du charbon, bien sûr, mais aussi celle d’un poème « noir et noir et noir », que Bernar Venet a fait inscrire sur tous les murs d’une pièce ou celle de « l’Espace miroir noir », un espace dans lequel le spectateur voit son reflet, mais uniformisé, « noirci » et se fondant dans environnement qui est comme un cube lisse et réfléchissant. Cette couleur, comme le bleu d’Yves Klein, qui était tout à la fois le ciel, l’éther et l’immensité, peut se lire comme une soif d’absolu, une aspiration au spirituel, mais qui tend à l’inverse, cette fois, vers les profondeurs, le monde de la nuit. Et c’est ce qui lui donne un aspect romantique auquel n’avait sans doute pas pensé l’artiste à l’époque, mais qui le rapproche d’artistes plus jeunes, comme Steven Parrino par exemple. Il y a là comme une fureur rimbaldienne, une rage de remettre en cause les modèles existants – en somme la beauté de la jeunesse-, dont on sent bien qu’elle ne peut être une fin en soi, mais qui porte une fougue que les œuvres futures ne parviendront  peut-être à maintenir.

Turrell3(c)ChavarocheCar après ces débuts tumultueux, Bernar Venet suit les conseils d’Arman, avec qui il est devenu ami, même s’il s’est toujours tenu à distance du « Nouveau Réalisme » et va s’installer aux Etats-Unis, où il se lie avec tous les membres du minimalisme et de l’art conceptuel. Là, il se passionne pour les mathématiques, devient l’artiste célèbre et respecté que l’on sait, fait fortune et prend la posture de la figure incontournable que l’on rencontre dans l’espace public niçois. C’est ce Bernar Venet-là que l’on retrouve au Muy, cette petite bourgade du Var dans laquelle il a élu domicile et où, depuis l’année dernière, il a ouvert une fondation. Car l’artiste est aussi collectionneur et il a rassemblé un nombre important de très belles pièces de ses collègues minimalistes, parmi lesquels Donald Judd, Robert Morris, Sol Le Witt, etc. (Frank Stella a même réalisé in situ une sorte de chapelle ouverte aux vents). Et il y organise des expositions que l’on peut visiter en s’inscrivant à l’avance. Cette année, c’est le maître de la lumière américain James Turell qui est à l’honneur, avec deux pièces, dont un incroyable skyspace, Elliptic, Elliptic, installation pérenne de forme ovoïdale, dans lequel le spectateur peut s’assoir et contempler un ciel pur, qui, selon la trajectoire du soleil, forme une sorte de monochrome en perpétuel mouvement. Mais pour être tout à fait honnête, ce sont surtout les œuvres du maître des lieux qui sont présentées dans cet immense espace situé de part et d’autre d’un fougueux cours d’eau : des « arcs » de différentes formes dans un parc de sculptures encore en travaux, des peintures mathématiques dans l’espace d’exposition temporaire, des « effondrements », cette manière aléatoire de faire « tomber » d’énormes volumes en acier (les angles, droites et courbes qui ont fait la célébrité de l’artiste), dans une ancienne usine. Seul le moulin, qui est son lieu d’habitation et qui contient la plupart des pièces de sa collection ne se visite pas pour le moment. Une sorte de temple à sa propre gloire, donc, qui n’est pas sans pépites ni sans de nombreux raffinements, mais auquel on peut préférer la rage mordante et sauvage des années d’apprentissage.

Bernar Venet, Les origines 1961-1966, jusqu’au 13 novembre à l’Espace de l’Art Concret, Château de Mouans, 06370 Mouans-Sartoux (www.espacedelartconcret.fr)

James Turrell, Inspirer la lumière, jusqu’au 31 octobre à la Venet Foundation, 365 Chemin du Moulin des Serres 83490 Le Muy (visite les jeudis après-midi et vendredis sur inscription à l’adresse suivante : info@venetfoundation.org)

 

Images : Bernar Venet, Tas de charbon, 1963, charbon, sculpture sans dimensions spécifiques, Collection Martine et Didier Guichard,  Vue d’installation à l’Espace de l’Art Concret, 2016 © eac ; Réalisation de cinq dessins à l’encre de chine en trois secondes, 1961, Série de quatre tirages photographiques sur papier, Collection Fondation Venet © eac ; James Turrell, Elliptic, Elliptic, 1999, © Frédéric Chavaroche – Archives Bernar Venet

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commentaires

2 Réponses pour Bernar Venet, l’avant, l’après

xlew brioni-masset dit :

Pour moi l’un des plus grands artistes issu du dit Baby-boom. Pesanteur de la trace, légèreté du champ du signe, douceur de velours des oxydes qui corrodent ses lignes obliques en acier lancées vers le ciel dont le bleu se damnerait peut-être pour devenir roux à son tour, un très cavalier principe du noir, il a tout d’un sculpteur extrême-oriental en fait, celui qui fait parler la poudre de l’encre de Chine dans son cerveau avant qu’elle ne se liquéfie dans l’hydraulique du geste de la création. On aime, on aime pas, certains Niçois ne le sentent pas comme ça. Vu du Nord, son art m’a toujours parlé. Impressionné qu’il se frotte à l’Amérique. Il y a quelque chose du sumi chez lui, l’anthracène que les calligraphes japonais utilisent est un goudron de pin, l’arbre des montagnes célestes, justement (les couleurs des encres varient chez eux aussi). Intéressé de découvrir ses oeuvres de jeunesse en lisant cet article.

Court dit :

Un des plus déplacés à Versailles aussi, mais je suppose qu’il faut bien vivre? Appeler sculptures les arcatures métalliques rouillées qu’il présente comme un travail relève du dogme. Si c’est « un des plus grands artistes du baby-boom », étrange notion au demeurant qui mele quantité démographique et qualité artistique,on aimerait savoir les noms des autres…
MC

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