de Patrick Scemama

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La République de l'Art

Bonnard, le temps figé

« Pourquoi Bonnard peut-il être, pour certains, d’une aide si grande, si profonde », s’interroge Alain Levêque dans la préface qu’il signe pour le petit recueil de notes de l’artiste, Observations sur la peinture, qui vient de paraître aux Editions L’Atelier contemporain ? Et il répond : « Parce que de la matière de notre condition, le temps fini, il fait tout son sujet, en épousant le sien, jour après jour, et qu’il parvient si bien à l’aviver par son art, j’allais dire par sa parole de peintre,  qu’il nous le donne en partage et nous réveille au nôtre.

Il est à mes yeux, parmi les peintres poètes, l’un des plus vrais, l’un des plus accomplis. Jusqu’au terme, en dépit des deuils, de la folie destructrice des hommes, il reste « l’éphémère ébloui » (Baudelaire). A creuser, à offrir ainsi sa présence au monde d’émerveillé, par-delà la mélancolie, il aide non seulement à ne pas désespérer, mais à garder confiance et à croire encore en la beauté. »

« Confiance », « beauté », voilà deux termes qui sonnent de manière bien anachronique dans le monde de l’art contemporain qui préfère instaurer de la dérision ou de la distance critique plutôt que de la confiance ou de l’empathie et pour qui la notion de beauté est toujours suspecte. Et il est vrai que de ce point de vue-là, Bonnard (1867-1947) n’est pas un peintre « moderne », lui qui est resté sourd à tous les cubismes, surréalismes ou futurismes de son temps pour ne poursuivre, en la simplifiant, que la ligne « nabi » qu’il s’était fixée avec ses amis Vuillard, Sérusier, Denis, etc., qui était très liée au décoratif et qui trouvait son inspiration tout autant chez Gauguin que dans les estampes japonaises. Et pourtant, quel bonheur de se perdre dans ses jaunes, ses roses, ses violets, ses bleus qui se fondent dans la plus délicate des matières et que Picasso n’aimait pas parce qu’il les jugeait indécis ! Quelle volupté de se faire le témoin de ses scènes les plus intimes, nus à la toilette, reflets dans un miroir, repas à l’ombre d’un grand arbre ou près d’une cheminée, sieste au jardin ! Quelle joie de saisir ces instants de vie, qui ne prétendent rien démontrer, mais qui, en même temps, disent tout, révèlent tout, vont droit à l’essentiel. Bonnard fut le plus proustien des peintres, parce que c’est effectivement d’un moment passé et suspendu, le « temps fini », qu’il fait son sujet et que toute sa quête consiste à figer un paradis qui, à peine exprimé, n’existe déjà plus (« A l’instant où l’on dit qu’on est heureux, on ne l’est plus », écrit-il en 1939).

  (Photo supprimée)

Peindre l’Arcadie, tel est d’ailleurs le titre de la très belle exposition que lui consacre actuellement le Musée d’Orsay, en collaboration avec la Fondation MAPFRE de Madrid et les Fine Arts Museums of San Francisco. Une exposition, dont le commissariat a été assuré par Guy Cogeval et Isabelle Cahn, la conservatrice en chef au Musée d’Orsay, qui couvre toutes les périodes créatrices de l’artiste, mais qui a l’intelligence de ne pas s’en tenir au simple parcours chronologique. C’est par grands thèmes que sont regroupées les toiles (intimité, imprévu, portraits, jardins sauvages, couleur, etc.), qui vont des premières œuvres typiquement nabies et dont les formes verticales rappellent les kakémonos japonais jusqu’aux grands décors qu’il peint sur commande pour orner les murs d’une salle à manger ou s’harmoniser avec l’architecture d’un lieu (pas forcément ce qu’on préfère). Et ce qu’on voit, tout au long de l’exposition, outre l’éblouissement des couleurs, la tendresse de l’observation, la mise en avant du détail incongru, ce sont aussi l’inquiétude et l’insatisfaction qui se traduisent à travers l’admirable série des autoportraits (« Celui qui chante n’est pas toujours heureux », écrit-il en 1944). Et c’est aussi la modernité des cadrages, liée en partie à la photographie que Bonnard pratiqua beaucoup, ou l’importance accordée à des sujets que beaucoup d’autres jugeraient dérisoires et qui, de ce point de vue, rendent le peintre beaucoup plus proche de notre sensibilité contemporaine que bon nombre de ses confrères qui, en leur temps, jouirent d’une plus grande considération. Et c’est enfin le cheminement de la forme qui, vers la fin, lorsque Bonnard ne quitte plus sa villa du Cannet, tend de plus en plus vers la simplification et l’abstraction, au profit de la couleur pure, comme les Nymphéas de Monet.

Et comment, lorsqu’on aime les animaux, ne pas aimer Bonnard ? Car dans toutes les toiles, ou presque, il y a soit un chat, soit un chien, soit les deux  à la fois (« Les stations de rêverie comme le chat, le sommeil entre les exaltations  comme le chien »). Là, il reste au pied comme une présence aimante et rassurante. Là, il impose sa force et son autorité en montant sur la table, comme dans cette toile de 1912, La Femme au chat, dont le sous-titre n’est autre que « le chat exigeant ». Mais une des toiles les plus étonnantes, à ce propos, est La Tarte aux cerises de 1908. Elle représente une scène de déjeuner, à la campagne, au moment du dessert, tout à fait dans l’esprit des impressionnistes. Marthe, l’épouse du peintre, est attablée à droite et regarde une tarte aux cerises qui est posée devant elle. Mais ce qui surgit derrière cette tarte, ce sont les yeux d’un chien noir (genre labrador), qui, lui aussi, a des vues sur la pâtisserie. Situés au centre de la toile et, de ce fait, la distribuant, ces seuls yeux (on ne voit pas le reste du corps du chien) établissent un troublant jeu de regard et de convoitise amusée entre la femme, l’animal et un personnage situé à gauche, au fond, et qu’on ne distingue pas très bien.  Mais on comprend aussi que chez Bonnard, les animaux ne sont pas là pour « faire joli » ou pour l’anecdote : ils sont là parce qu’ils participent de l’harmonie de monde, de cette « Arcadie » annoncée par le titre de l’exposition et que, peut-être, ils nous permettent de mieux comprendre ce monde, comme le font les oiseaux de cet autre grand artiste français, pas suffisamment reconnu dans son pays et  dont il faudra bientôt parler dans ces colonnes, le photographe Jean-Luc Mylayne.

(Photo supprimée)

Pour prolonger alors le plaisir de l’exposition, il faut lire ces Observations sur la peinture dont  quelques extraits ont été cités ici, que Bonnard avait réunies dans un cahier d’écolier et qui sont publiées dans une très belle petite édition qui reproduit aussi des dessins de ses carnets. Qu’on ne s’attende pas à de grandes réflexions théoriques ou cherchant à démontrer quoi que ce soit. Non, elles sont à l’image de la peinture de l’artiste : simples, sobres, poétiques. Il y est question de couleur (« Violet dans les gris, Vermillon dans les ombres orangées, par un jour froid de beau temps. »), de technique (« Les plans par la couleur. Ebaucher avec contrastes de couleurs.»), d’éthique (« L’œuvre d’art : un arrêt du temps. »). Mais partout règne une même modestie, une même concision, à l’instar des haïkus de cette culture japonaise que l’artiste aimait tant. Quelques mois avant sa mort, ne disait-il pas : « Je commence seulement à comprendre. Il faudrait tout recommencer… »

-Pierre Bonnard, Peindre l’Arcadie, jusqu’au 19 juillet au Musée d’Orsay, 1 rue de la Légion d’Honneur 75007 Paris (www.musee-orsay.fr)

-Pierre Bonnard, Observations sur la peinture, Editions L’Atelier contemporain, 70 pages, 15€

 

Images : Pierre Bonnard, Le Bol de lait, vers 1919, Huile sur toile, 116,2 × 121,6 cm, Londres, Tate, legs d’Edward Le Bas, 1967, T00936 © Tate, Londres, dist. RMN-Grand Palais / Tate Photography © ADAGP, Paris 2015 ; Portrait de l’artiste par lui-même, 1930, Aquarelle, gouache et crayon sur papier, 65 × 50 cm Collection Triton Fondation © Triton Collection Foundation © ADAGP, Paris 2015 ; Coin de table, 1935, Huile sur toile, 67 × 63,5 cm, Paris, musée d’Orsay, acquis par l’Etat au Salon des Indépendants en 1936, déposé au Centre Georges-Pompidou, musée national d’Art moderne/Centre de création industrielle, RF 1977-65 © Musée d’Orsay, dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt © ADAGP, Paris 2015

 

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commentaires

3 Réponses pour Bonnard, le temps figé

assouline dit :

vous vous souvenez, Patrick, de la première chose que Bonnard cherchait du regard lorsqu’il entrait dans une exposition : les fenêtres. A-t-on ce réflexe quand on le visite à Orsay ?

Non, Pierre, parce que l’exposition est entièrement dans un espace fermé, avec uniquement de la lumière artificielle et des murs tapissés de certains agrandissements de photos prises par Bonnard lui-même. Mais les fenêtres, ce sont les toiles elles-mêmes, certaines fermées et repliées sur des intérieurs chaleureux et douillets, d’autres ouvertes sur des jardins luxuriants et colorés qui descendent, parfois, jusqu’à la Méditerranée. On a envie de les traverser: ivresse des sens!

christiane dit :

Dans beaucoup de ses toiles il y a une fenêtre mais dans un cadrage insolite, équivoque ambiguïté des plans horizontaux et verticaux qui se croisent illogiquement pour le bonheur de celui qui regarde. intérieur et extérieur, plans proches et lointain s’y confondent dans un éblouissement lumineux. S’y ajoute un savant jeu de miroirs. Quelle liberté ! Quelle aventure pour l’œil du promeneur.

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