de Patrick Scemama

en savoir plus

La République de l'Art
Christian Bérard, la peinture masquée

Christian Bérard, la peinture masquée

Le petit livret distribué au visiteur de l’exposition qui se tient à la Villa Paloma de Monaco s’ouvre par ces mots : « L’exposition Christian Bérard, Excentrique Bébé s’appuie sur la notion de modernismes excentriques, théorisée par l’universitaire Tirza True Latimer (née en 1950 à la Nouvelle Orléans), en faveur d’une relecture alternative du récit normatif de l’histoire de l’art moderne ». En clair, l’idée est de remettre en lumière des artistes que l’histoire de l’art officielle a quelque peu éclipsés. Mais tel est le jargon qui sévit trop souvent dans le milieu de l’art contemporain et qui se croit obligé de chercher une caution auprès de théoriciens en vogue pour exprimer des choses simples et parler de gens dont le nom n’est pas de ceux que l’on trouve habituellement dans la liste des « happy fews ».

On préfèrera donc en revenir à Cocteau, qui fit la connaissance de Bérard par l’intermédiaire de Georges Hugnet, lui confia la réalisation de décors et de costumes de nombreux spectacles et films (dont La Belle et la Bête) et disait de lui (cf les Ecrits sur l’art parus récemment chez Gallimard, Lire l’art – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)) : « Christian Bérard était ma main droite. Comme il était gaucher, j’avais une main droite surprenante, savante, gracieuse, légère ; une main de fée ». Et on se réjouira bien sûr qu’une exposition d’importance soit consacrée à cet artiste si singulier, qui s’est illustré dans tant de domaines, qui a touché à tout avec le même bonheur et la même élégance, mais dont l’œuvre reste secrète et, au fond, peu vue.

Car la question que l’on se pose avec Bérard est toujours la même : était-il un grand artiste ou simplement un illustrateur prolixe et talentueux ? Et surtout, était-il un grand peintre, puisque la finalité, bien sûr, est la question de la peinture, de ce qui se joue librement sur la toile, échappe aux contingences des circonstances ou des demandes des metteurs en scène et des magazines ?  Si Bérard dessinait comme il respirait, avec une facilité et une légèreté de trait déconcertante, il avait un rapport compliqué avec la peinture : il peignait peu (en tous cas de toiles), ne montrait pas volontiers et semblait rarement satisfait de son travail (beaucoup de toiles donnent d’ailleurs une sensation d’esquisse ou de non achevé).

L’exposition du Musée de Monaco y répond en partie. Elle a été mise en scène par Jacques Grange, qui est un des grands collectionneurs de l’artiste et qui l’a conçue comme une maison bourgeoise que ce dernier aurait pu habiter, ce qu’est d’ailleurs la Villa Paloma à l’origine. Au premier étage, on y voit une réinterprétation en miniature du salon de l’hôtel particulier de Charles et Marie-Laure de Noailles, à Paris, place des Etats-Unis, au milieu duquel trônait un portait de Marie-Laure et de sa fille par Bérard. Ce salon a été décoré par Jean-Michel Frank, le génial ensemblier de l’Art-Déco, dont Bérard était très proche et avec lequel il collabora à de nombreuses reprises, en particulier pour la boutique qu’il ouvrit en 1935, rue Saint-Honoré (le triptyque de Bérard réalisé pour l’ouverture de la boutique, sur lequel figure aussi un vase de Giacometti est d’ailleurs présent). C’est une galerie de portraits, comme celle qui ornait le salon des Noailles : Cocteau, bien sûr, Boris Kochno, son compagnon, qui prit la direction des Ballets Russes après la mort de Diaghilev, mais aussi des chanteuses populaires comme Damia ou Suzy Solidor…

Christian BÈrard (1902-1949) dans le dÈcor qu’il rÈalisa pour « Les Bonnes » de Jean Genet. Paris, thÈ‚re de l’AthÈnÈe, avril 1947.

Plus loin, un espace est consacré à la chambre, car on sait à quel point Bérard, en bonne « queer queen », aimait recevoir dans son lit, y travailler, s’y mettre en scène dans des postures théâtrales et sophistiquées. Et quelques dessins de Cocteau le représentent d’ailleurs en Lucrèce Borgia, Charlotte Corday ou dans le rôle de Manon Lescaut. Plus loin encore sont évoqués les projets de tissus ou de tapis que Bébé réalisa pour l’Institut Guerlain des Champs-Elysées, toujours à la demande de Jean-Michel Frank, et les maquettes de décors pour les pièces de Cocteau et surtout pour Les Bonnes de Genet et La Folle de Chaillot de Giraudoux dans les légendaires mises en scène de Louis Jouvet.

A l’étage supérieur, ce sont les Ballets Russes qui sont mis à l’honneur. Bérard avait rencontré Kochno en 1926 ; lorsque celui-ci fut nommé directeur artistique de la nouvelle compagnie des Ballets Russes de Monte-Carlo, en 1931, il l’invita, ainsi que Derain et Miro, à participer à l’aventure et les deux hommes s’installèrent dans la Principauté dès l’année suivante. Ce sont les fruits de leur collaboration, dans des chorégraphies de Balanchine, dont on trouve ici la trace : le ballet Cotillon, les costumes de La Symphonie fantastique, de la Septième Symphonie ou encore ceux du Songe d’une nuit d’été, représentation unique donnée dans le parc du château de Montredon, chez la Comtesse Pastré, en 1942. Toujours au même étage, les travaux de l’artiste dans le domaine de la mode et en particulier sa collaboration aux magazines Vogue et Harper’s Bazaar, dont il devint l’illustrateur favori.

Enfin, au dernier étage, la peinture à proprement parler, avec, en particulier, les toiles inspirées par le voyage qu’il effectua, lorsqu’il était encore étudiant, en Italie (où l’influence de la Renaissance et de Masaccio ou de Piero della Francesca, entre autres, est patente) et celles inspirées par les nombreux séjours qu’il fit sur la Côte d’Azur, à Villefranche-sur-Mer, avec Cocteau, à l’Hôtel Welcome ou à Tamaris, sur la plage des Sablettes, où il revient chaque été au début des années 30. Et il faut mentionner la très belle peinture qu’il fit des enfants du quartier des Gourdes à Marseille, qu’il découvrit à l’occasion d’un séjour chez Lily Pastré pendant la Guerre (les enfants sont parmi les sujets de prédilection de Bérard).

Alors, qu’en est-il de cette peinture ? On a vu qu’on y était confronté dès l’entrée avec cette série de portraits aux visages fantomatiques, surgissant d’un fond neutre, le plus souvent sombre et qui portent en eux une forme de tragique et d’intemporalité. Mais c’est surtout au dernier étage qu’elle s’affirme, avec ces grandes scènes de plages où la théâtralité n’est jamais absente, où la lumière éclate, où la figure humaine (en réaction au cubisme et à l’abstraction) est toujours présente dans des situations étranges et mystérieuses, paradoxalement très silencieuses, où certains personnages, comme le « Joueur de flûte pour Marie-Blanche de Polignac » apparait comme une réponse à Picasso, qui pourtant détestait Bérard. Mais c’est le plus souvent masquée qu’elle avance, sous la forme de paravents ou d’éléments décoratifs, comme si elle avait peur de s’affirmer en tant que telle, comme si elle ne se sentait pas totalement légitime pour le faire.

Mais tout cela au fond a-t-il tellement d’importance ? Comme le dit dans le catalogue Nick Mauss, l’artiste américain qui est un grand admirateur du français et qui a réalisé plusieurs pièces pour lui rendre hommage : « Aujourd’hui, on peut reconnaître les transgressions supposées de Bérard contre la peinture de chevalet comme une vision élargie de l’engagement artistique qui se moque des fausses hiérarchies opposant la peinture au décor, ou l’avant-garde au décoratif. » Aujourd’hui, oui. Mais à l’époque de Bérard, non. C’est la raison pour laquelle (et le fait qu’il n’appartienne à aucun mouvement immédiatement identifiable) il a gardé cette place un peu marginale dans l’histoire de l’art. Une place de second, certes, mais qui est plus enviable à bien des égards -et surtout plus attachante- que celle de certains premiers ennuyeux.

Christian Bérard, Excentrique Bébé, jusqu’au 16 octobre au Nouveau Musée National de Monaco, Villa Paloma (www.nmnm.mc)

Images : Christian Bérard, Les Enfants des Goudes, 1941 Huile sur toile 76 x 100 cm Collection particulière © NMNM/Lucas Olivet ; Le joueur de flûte pour Marie-Blanche de Polignac, non datée Huile sur toile marouflée sur un panneau de bois 250 x 193 cm Collection Raymond Toupenet Photo : Mirela Popa ; Boris Lipnitzki (1887-1971) Christian Bérard dans le décor qu’il réalisa pour Les Bonnes de Jean Genet, Paris, théâtre de l’Athénée, avril 1947 Photographie argentique. ©Studio Lipnitzki/Roger-Viollet ; Christian Bérard, Triptyque pour la boutique de Jean-Michel Frank, non daté Au centre du triptyque : vase en plâtre de Giacometti et lampe de Frank Collection Jacques Grange

Cette entrée a été publiée dans Expositions.

1

commentaire

Une Réponse pour Christian Bérard, la peinture masquée

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*