de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Décembre arc-en-ciel

Décembre arc-en-ciel

Nous sommes en décembre, il fait gris et l’hiver approche. Mais on peut se réchauffer le cœur -et les sens- en allant visiter les galeries et en particulier certaines, qui présentent un programme très gay en cette fin d’année. C’est ainsi que Air de Paris expose les lauréats de la première édition du Prix Utopi·e — le premier prix LGBTQIA+ dans l’art, initié par Agathe Pinet et Myriama Idir, qui s’est tenu en mai dernier aux Magasins généraux de Pantin. Initialement, il n’aurait dû y avoir qu’un lauréat qui aurait eu droit à une exposition personnelle à la galerie Marcelle Alix, mais les dix sélectionnés, avec la complicité du jury, ont choisi de se partager les 7000€ qui étaient dévolus au gagnant et les galeries Air de Paris et Sultana ont décidé de s’associer à l’événement en organisant une exposition collective, Résistance des fluides, sous la forme d’un parcours entre les trois galeries.

C’est donc l’enseigne de Komunuma qui ouvre le feu et présente un premier chapitre qui s’ouvre sur une photo qui n’est pas celle d’un des artistes sélectionnés pour le Prix Utopi-e, puisqu’elle est l’œuvre de Charles Carmichel, un physicien français qui a travaillé sur la mécanique des fluides et pris d’étonnantes photos au microscope (elle a là bien sûr valeur de métaphore). Tout autour, ce sont des œuvres d’artistes quasiment inconnus qui sont montrées et qui se définissent aussi bien comme plasticiens que musiciens, poètes, cinéastes ou activistes. On y voit par exemple une photo de Damien Rouxel, ce fils d’agriculteur queer qui se met en scène lui-même dans son environnement naturel et avec la complicité de ses parents et des animaux ou des machines de la ferme, des films de Zoé Heselton qui utilise la musique et la poésie comme un outil vivant avec lequel traduire et transmettre nos expériences pour en faire des histoires, des œuvres textuelles d’etaïnn zwer, qui cherchent à faire de l’éros queer une « technologie radicalement tendre pour faire advenir des mondes baisables enfin décolonisés » (dixit), ou des céramiques de H·Alix Sanyas (Mourrier), qui enseigne les pratiques éditoriales et fait partie de la collective de typo·graphiques inclusives Bye Bye Binary.

Lors de l’exposition des lauréats aux Magasins généraux, un Prix a également été décerné par le public et c’est Alireza Schojaian, un artiste déjà remarqué dans l’exposition Habibi qui se tient actuellement à l’Institut du monde arabe (cf LGBTQI+, d’ici ou d’ailleurs – La République de l’Art (larepubliquedelart.com),qui l’a emporté. Né en 1988 à Téhéran, Alireza Schojaian représente des hommes nus ou partiellement nus dans des compositions intimes et vulnérables. Il fait dialoguer la culture et les traditions de son pays avec l’histoire de l’art occidentale et parvient à des œuvres d’une grande finesse, d’une très belle maîtrise d’exécution et d’un grand raffinement.

Il est aussi présent dans l’exposition Désirés, de la représentation érotique des hommes, qui a lieu à la 110 Galerie et qui est organisée par le collectif Lusted Men, dont l’objet est de rassembler le plus grand nombre de documents sur la nudité masculine. Comme son titre l’indique, l’exposition montre donc le regard de huit artistes sur le corps érotisé de l’homme. Cela va des formes fantasmées, comme celles que proposent Sarah Kalvar et Arthur Gillet, aux codes genrés et aux rapports de forces qui agissent dans la séduction et la sexualité (Karla Hiraldo Voleau, Rebekka Deubner), en passant par le regard désirant à l’épreuve du temps ou au sein du couple (Mila Nijinsky, Solène Ballesta). Comme l’écrit justement Lusted Men : « Enrichir le champ des représentations érotiques d’hommes, c’est se donner collectivement des images et des récits qui constituent le liant de nos expériences, et influencent les possibles formes de nos vies érotiques. Il s’agit ici, non seulement de renverser ses yeux, mais aussi de placer l’appareil photo, le pinceau, la graphite ou la plume dans d’autres mains que celles qui les ont longtemps tenus. »

On peut poursuivre cette promenade gay à la galerie Templon qui présente dans ses deux espaces des artistes qui ont toujours revendiqué l’homosexualité dans leur pratique : Pierre et Gilles et Norbert Bisky. Si le travail du duo photographe/peintre se voit sans déplaisir mais aussi sans grande surprise (on se demande surtout avec curiosité qui vont être les heureux élus du casting de cette nouvelle galerie de portraits), celui de Norbert Bisky intrigue plus. Né en RDA, fils d’un père qui était un membre éminent du parti communiste, Nobert Bisky joue avec la représentation réaliste telle qu’elle se pratiquait à l’époque soviétique et ses fantasmes érotiques qui la subvertissent. Dans ses toiles aux couleurs le plus souvent saturées (ici mises en relief avec des formes de sculptures), des jeunes garçons nus, blonds, de type arien, se livrent à des activités ambigües, aussi innocentes que suggestives. La présente série de peintures, Utopianistas, a été réalisée après la pandémie et, en montrant des corps-à-corps qui sont autant des étreintes que des combats, se veut comme une métaphore des traumas et des incertitudes de notre époque.

On peut enfin la finir à la galerie Poggi qui présente une exposition de l’artiste cubano-américain Anthony Goicolea. On se souvient surtout d’Anthony Goicolea pour ses photos qui mettaient le plus souvent en scène des jeunes garçons dans des situations qui, elles aussi jouaient sur l’équivoque. Depuis 2019, il se consacre essentiellement à la peinture et c’est cette dernière qui est montrée chez Poggi. Mais ce qui est intéressant, c’est qu’elle semble garder la trace de sa pratique photographique, car les tableaux, qui sont souvent des scènes nocturnes, apparaissent comme des négatifs de photos (ou de peintures), des toiles rétro-éclairées. Et cet entredeux renvoie au trouble des sujets représentés, trouble des sexes et des âges, des cultures (sa famille a fui Cuba à l’arrivée de Fidel Castro), des influences. Il se dégage beaucoup de solitude de cette peinture, voire une forme de tristesse, mais aussi une sensualité lancinante et sa pratique picturale se révèle beaucoup perturbante, au fond, que son œuvre photographique.

Resistance des fluides, jusqu’au 23 décembre à la galerie Air de Paris, 43 rue de la Commune de Paris 93230 Romainville (www.airdeparis.com). L’exposition se poursuivra du 13 au 28 janvier chez Marcelle Alix et du 28 janvier au 11 février chez Sultana.

Désirés, de la représentation érotique des hommes, jusqu’au 4 février à la 110 Galerie, 110 rue Saint-Honoré 75001 Paris

-Norbert Bisky, Utopianistas, jusqu’au 23 décembre à la galerie Templon, 30 rue Beaubourg 75003 Paris (www.templon.com)

-Anthony Goicolea, Nothing Feels Like Everything, jusqu’au 23 décembre à la galerie Poggi, 2 rue Beaubourg, 75004 Paris (www.galeriepoggi.com)

Images : œuvres de Alizera Schojaian et Rebekka Deubner présentées dans l’exposition Désirés, de la représentation érotique des hommes à la 110 Galerie; Norbert Bisky, Moral Pond, 2022, Huile sur toile, 130 x 110 cm © Courtesy Templon, Paris —Brussels — New York

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