Du conceptuel romantique au féminisme radical
J’avais terminé l’année 2017 en mentionnant, pour d’éventuels cadeaux de Noël, la Galerie de Multiples, cette galerie qui propose, à des prix souvent très abordables, de belles éditions d’artistes (cf https://larepubliquedelart.com/derniers-achats-avant-noel/). Je commencerai 2018 avec cette même galerie (tant pis si on me taxe de favoritisme !), mais pour une exposition qui déroge un peu à la règle qu’elle s’est fixée, puisque les pièces qui y sont montrées – à l’exception d’une –ne sont pas des multiples. Il s’agit de la première exposition personnelle parisienne en galerie de Charbel-joseph H. Boutros, un artiste d’origine libanaise, dont on avait déjà remarqué le travail, il y a quelques années, au Palais de Tokyo, et lors de diverses expositions collectives (entre autres lors du Private Choices de Nadia Candet, qui se tient chaque année pendant la Fiac). Et son titre, qui est aussi celui de l’œuvre performance qui la fonde, a valeur de manifeste : Everyday, At the precise moment when the sun starts to fall on Beirut, All the lights of the gallery will be turned off, for the duration of 3 minutes (Chaque jour, au moment précis où le soleil commence à se coucher sur Beyrouth, toutes les lumières de la galerie seront éteintes pour une durée de 3 minutes). Connectés à un site qui leur indique les horaires de levers et de couchers de soleil de la capitale libanaise, les galeristes s’exécutent et plonge, chaque jour ouvrable, leur espace pendant trois minutes dans l’obscurité.
A cette action, qui rattache l’artiste à son pays d’origine, en correspond une autre, plus en phase avec la spécificité parisienne : il s’agit, là-encore lorsque le soleil se couche, de repeindre chaque jour le mur de la galerie recevant la lumière du jour, comme pour l’enfermer entre les différentes couches, comme pour l’incruster dans le mur. Car ces oppositions de jour et de nuit, de soleil et d’obscurité, d’éveil et de sommeil, de chaud et de froid, sont au cœur de la pratique de Charbel-joseph H. Boutros, pratique qui se rattache, bien sûr à un courant conceptuel, mais à un conceptuel tendre, sentimental, plein d’émotion, loin des protocoles autoritaires et rigides qui ont souvent caractérisé cette manière de faire de l’art. Ainsi, le sol de la galerie est-il recouvert d’une épaisse et chaude moquette sous laquelle « dorment » trois épaisses barres métalliques qui correspondent aux trois personnes qui travaillent effectivement dans la galerie ; ainsi, sur cette moquette, une paire de baskets est-elle placée, comme si quelqu’un s’était déchaussé, mais elle appartient en fait à deux personnes différentes, l’artiste et son meilleur ami, chacun ayant porté une des deux chaussures de même taille réunies à l’occasion de l’exposition (l’œuvre s’intitule « Amitié ») ; ainsi, des néons de la galerie ont-ils été enlevés pour être recouvert d’une cire appartenant à des bougies votives volées dans l’église du village natal de l’artiste et qui portent encore l’espoir des croyants ; et il n’est pas jusqu’à la date du vernissage qui a été repoussée de manière à pouvoir correspondre à celle du vernissage de sa petite amie, qui expose également dans une galerie parisienne…
Par son éloge de l’amour, de la nuit, de la chaleur et du rêve, l’œuvre de Charbel-joseph H. Boutros fait penser à tous ces poètes qui, comme Cocteau, estiment que « dans le sommeil, tout est vrai ». Plus près de nous, dans le monde des arts plastiques, elle n’est pas sans évoquer un Ugo Rondinone, dont les clowns, allongés sur le sol, incitent davantage à la léthargie et au renoncement qu’au rire et à l’action. Mais à un Rondinone moins pop, dont les codes monochromes relèvent davantage de la banalité et du quotidien, sans chercher à être immédiatement séduisants. Une seule pièce joue de la séduction directe : le multiple auquel je faisais allusion plus haut et qui ne fait d’ailleurs pas véritablement partie de l’exposition. Il s’agit d’une petite plaque en or que l’on porte autour du cou et sur laquelle est gravée cette phrase : « The distance between your eyes and mine ». Encore un geste intime et poétique, qui est aussi une incitation à l’amour. Pas de doutes : sous des dehors qui peuvent sembler austères, Charles-joseph H. Boutros est un incorrigible romantique !
Si l’on cherche de la couleur et une lecture moins cryptée des œuvres, on les trouvera à quelques mètres de là, à la galerie Almine Rech, qui présente, sous le titre Hors Saison, les nouvelles peintures de Jean-Baptiste Bernardet. Jean-Baptiste Bernardet, on l’avait rencontré l’an passé, à l’occasion de sa très précieuse et très érotique exposition à la galerie Valentin (cf https://larepubliquedelart.com/pommes-damour/), où il présentait des sculptures composées de pommes en résine qu’il avait délicatement peintes. Là, il revient à ce qui constitue la colonne vertébrale de son travail, c’est-à-dire la peinture sur toile. Et bien que les tableaux qu’il montre n’appartiennent pas à une série, contrairement à son habitude, ils composent, par la diversité de leur format, de leurs couleurs, de leurs atmosphères, comme un mouvement musical, une « fugue », que l’artiste exécute avec maestria. Peintre de l’impression, de la sensation (en ce sens, étymologiquement, « impressionniste), Jean-Baptiste Bernadet éblouit par ses couleurs qu’il applique en touches légères et transparentes et qui finissent par se fondre dans un tout d’une grande justesse et d’une grande harmonie. Loin de tout concept, sa peinture est jouissance pure, sensualité des formes et des lignes. On peut être plus ou moins sensible à telle couleur, à tel climat, à telle ambiance, l’ensemble n’en constitue pas moins un geste d’une grande beauté. A noter que, parallèlement, la galerie montre les toiles, beaucoup moins évanescentes celles-là, de Genieve Figgis, une artiste irlandaise à la mode qui revisite non sans humour la peinture galante française et anglaise du XVIIIe siècle.
(Photo supprimée)
Enfin, si c’est vers plus de radicalisme que l’on tend, il suffira de se traverser la rue pour se rendre à la galerie Thaddaeus Ropac, qui rend hommage à Valie Export, cette féministe avant l’heure, qu’elle représente depuis peu. Valie Export est surtout connue pour cette image où on la voit, assise sur un banc, toute habillée de noir, les cheveux ébouriffés, une mitraillette à la main et le sexe apparent (Aktionshose : Genitalpanik, 1969). Dans l’Autriche d’après-guerre, encore hantée par le spectre du nazisme, il est clair que cette représentation très frontale de la femme a fait l’effet d’une bombe. Déjà les actionnistes viennois cherchaient, à travers des rituels souvent étranges, à purger le pays de ses démons, mais ils le faisaient d’un point de vue masculin (et parfois carrément machistes), sans se préoccuper jamais de la place de la femme.
Valie Export fut donc une des premières à revendiquer son identité féminine (elle choisit son patronyme dans le but « d’exporter » ses idées et se représenta avec un paquet de cigarettes de la marque autrichienne Smart Export entre les mains). Et elle réalisa tout un ensemble d’actions qu’elle filma ou photographia et qui évoque des sujets tels que le viol, la mise en scène du corps féminin, la place de la femme dans l’espace urbain, etc. Ce sont toutes ces œuvres appartenant à la série Body Configurations (1972-1976) qui sont présentées à la galerie actuellement. Comme le dit Caroline Bourgeois, la commissaire de l’exposition : « Valie Export cherchait de façon phénoménologique quelque chose sur son corps, sur sa place, sur la question de l’artiste. D’après moi, elle a une démarche proche de Bruce Nauman, où tout doit être interrogé, questionné pour pouvoir éventuellement commencer à exister. » Et il est vrai qu’on est surpris de voir à quel point elle parvient, à partir de gestes simples, à évoquer des questions essentielles. Quoiqu’il en soit, cette exposition, qui frappe par la brutalité sans complaisance de son propos, résonne de manière particulière dans le débat qui anime la société d’aujourd’hui : elle semble puiser aux sources de la contestation féminine et inciter la parole de celle-ci à se libérer encore davantage.
– Everyday, At the precise moment when the sun starts to fall on Beirut, All the lights of the gallery will be turned off, for the duration of 3 minutes de Charvel-joseph H. Boutros, jusqu’au 6 mars à la Galerie de Multiples, 17 rue Saint-Gilles, 75003 Paris (www.galeriedemultiples.com)
–Hors Saison de Jean-Baptiste Bernadet, jusqu’au 24 février à la galerie Almine Rech, 64 rue de Turenne 75003 Paris (www.alminerech.com)
–Body Configuration de Valie Export, jusqu’au 24 février à la galerie Thaddaeus Ropac, 7 rue Debelleyme 75003 Paris (www.ropac.net)
Images : 1 et 2, photos de l’exposition Everyday, At the precise moment when the sun starts to fall on Beirut, All the lights of the gallery will be turned off, for the duration of 3 minutes de Charbel-joseph H. Boutros à la Galerie de Multiples (© Aurélien Mole) ; 3 Jean-Baptiste BERNADET, Sans titre (Les Parfums Lourds), 2017, Oil on canvas , 235 x 216 cm , 92 1/2 x 85 inches © Jean-Baptiste Bernadet – Photo: Rebecca Fanuele Courtesy of the Artist and Almine Rech Gallery; Valie Export, image extraite de la série Body Configurations 1972-1976, Courtesy Galerie Thaddaeus Ropac London-Paris-Salzburg © VALIE EXPORT/Adagp Paris, 2018
2 Réponses pour Du conceptuel romantique au féminisme radical
Trois minutes d’obscurité, un mur repeint chaque jour… Voilà qui ressemble davantage à une scénographie qu »à un accrochage. Une exposition-spectacle en somme, à la limite de la performance.
Est-ce que les œuvres résistent dans un autre décor ?
Les deux œuvres en question sont en effet des performances, mais elles sont immatérielles et ne laissent pas de traces. Donc les autres œuvres existent, indépendamment du « décor ».
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