de Patrick Scemama

en savoir plus

La République de l'Art
Fernand Léger fait son cinéma

Fernand Léger fait son cinéma

*J’ai été tellement pris par le cinéma que j’ai failli lâcher la peinture. », avouait Fernand Léger en 1954, c’est-à-dire peu de temps avant sa mort. Il est vrai que pour cet artiste, qui avait passé sa vie à mettre du mouvement dans sa peinture, le cinéma était l’art parfait, celui qui synthétisait ses recherches en matière de dynamisme, de contrastes, de rythme et qui était à la croisée de toutes les pratiques. Et il avait l’avantage de s’adresser aux classes populaires, ce qui ne laissait pas indifférent l’adhérent au Parti communiste, qui avait été le chantre du Front Populaire. Léger et le cinéma, c’est donc toute une aventure essentielle à la compréhension de son œuvre (lors de toutes ses grandes rétrospectives, il demandait que son film principal, Ballet mécanique, soit projeté). Mais aucune exposition à ce jour n’avait été consacrée à ce thème. C’est désormais chose faite avec la très belle exposition qui se tient au Musée Fernand Léger de Biot, dans les Alpes-Maritimes, et qui aborde la question de manière très complète.

Elle s’ouvre par une salle dédiée à La Roue, le film muet d’Abel Gance (1922) qui eut une influence considérable sur l’artiste. A l’époque, ce dernier, qui avait découvert le cinéma grâce à Charlot, un personnage pour lequel il garda tout au long de sa vie une grande tendresse, était fasciné par les machines et la modernité et ce film, qui met en scène le chemin de fer et la vie du rail, ne put qu’exercer une forte impression sur lui. Il admira ses qualités plastiques et sa manière de faire alterner gros plans et plans larges pour créer de la dynamique. Comme Blaise Cendrars, qui était son ami, était l’assistant d’Abel Gance pour ce film, il put assister à quelques jours de tournage et prendre part au making-off que Cendrars réalisa lui-même. Il proposa plusieurs propositions d’affiches, mais aucune ne fut retenue (l’affiche définitive étant un mélange de ses projets, avec les personnages du film en plus).

La relation entre Léger et le cinéma se poursuivit avec L’Inhumaine, cet incroyable film de Marcel L’Herbier (1924), qui fut comme une sorte de manifeste de l’Art-Déco. Pour ce film, le réalisateur fit appel aux plus grands artistes de l’époque (l’architecte Mallet-Stevens, le couturier Paul Poiret, le compositeur Darius Milhaud, etc.) pour raconter l’histoire d’une cantatrice cruelle, qui brise le cœur de tous ses prétendants, mais finit empoisonnée par l’un d’entre eux. A Léger, il demanda de créer les décors mobiles du laboratoire futuriste dans lequel le scientifique éperdument amoureux de la cantatrice parvient à lui redonner vie. Léger, qui avait déjà réalisés des décors pour la scène (en particulier pour Les Ballets suédois) s’en donna à cœur joie, intervenant lui-même pour scier et clouer les éléments en bois et donnant ainsi du relief à son travail en deux dimensions.

D’autres projets ne furent pas réalisés, comme celui que lui proposa Alexandre Korda de concevoir les costumes d’un film de science-fiction, Things to come, au milieu des années 30. Voulant rivaliser avec le Metropolis de Fritz Lang, Léger proposa des maquettes tellement novatrices et sophistiquées qu’elles furent rejetées. Mais certains virent le jour, comme celui de Hans Richter, Dreams that money can buy, exilé, comme tant d’autres artistes européens pendant la Guerre, à New York, et qui proposa à certains d’entre eux de réaliser des séquences d’un long métrage qui ferait la synthèse du cinéma expérimental des années 20. Man Ray, Duchamp, Calder et Max Ernst, entre autres, furent sollicités et Léger imagina un film qui était une histoire d’amour entre deux mannequins comme on en voyait tant, alors, dans les vitrines des magasins de la Grosse Pomme. De l’avis général, cette séquence, The Girl with the Prefabricated Heart, due aux talents conjugés de Léger et de Richter, fut considérée comme une des plus réussies du film.


Mais la contribution la plus importante du peintre à l’art cinématographique fut bien sûr Ballet mécanique, ce film sans scénario qu’il réalisa entre 1923 et 1924, avec l’aide de Dudley Murphy et sur une musique de George Antheil, dont Léger ne fut d’ailleurs pas complètement satisfait. C’est à ce film essentiel dans la carrière de l’artiste – et à tous ses préparatifs et participants, dont Kiki de Montparnasse- que l’exposition consacre naturellement sa salle la plus importante. Comme l’écrit Julie Guttierez dans le catalogue : « Dans une danse frénétique au rythme saccadé, Léger alterne fragments d’objets industriels, formes géométriques, figures féminines à la gestuelle mécanisée et pulvérise la narration linéaire du cinéma pour ne s’adresser, « jusqu’à l’exaspération », qu’à l’œil du spectateur. » On peut voir les répercussions qu’eut ce film, toujours étonnement moderne, et qui résume si bien les recherches picturales de l’artiste jusque sur le fameux « montage attraction » qu’Eisenstein utilisa pour ses chefs d’oeuvre. Et une version réalisée en 2019 par le musicien autrichien Winfried Ritsch pour orchestre mécanique permet, toutes les heures, d’entendre la partition originale d’Antheil qui ne fut synchronisée qu’après la sortie du film.

Enfin, l’exposition se termine par un film inédit réalisé par le photographe Thomas Bouchard lors de l’exil de Léger aux Etats-Unis et dans lequel on le voit peindre et parler, sur un ton très professoral de sa peinture. Ce n’est plus un film de Léger, mais un film sur Léger et c’est un document très précieux, qui n’avait encore jamais été projeté en France. Surtout, il est en couleur et quand on sait l’importance que la couleur eut dans l’œuvre de Léger, la manière dont il chercha à la libérer, on mesure l’intérêt qu’il porta à cette initiative. D’ailleurs, après avoir vu le film, il déclara « être revenu à l’atelier et avoir trouvé ses toiles plus ternes que les reproductions ». C’est dire la place qu’il accordait au cinéma et que la présente exposition restitue parfaitement.

A noter que, parallèlement, se tient au Musée Soulages de Rodez une exposition intitulée Fernand Léger, La Vie à bras-le-corps. Nous ne l’avons pas vue, mais nous avons pu consulter le beau catalogue publié par Gallimard. Il s’agit en fait d’une rétrospective en trompe-l’œil qui rassemble quatre-vingt-six œuvres et se répartit en trois thèmes essentiels chez Léger : la ville, le monde du travail et les loisirs. Car c’est la vie au quotidien qu’a toujours voulu célébrer cet artiste généreux, proches des gens et de leur condition sociale, qui a rencontré Soulages en 1952, alors qu’ils participaient tous les deux au spectacle du Château d’Amboise qui célébrait le cinquième centenaire de la naissance Léonard de Vinci. Le catalogue reproduit un nombre important des œuvres présentées et les analyse, sous les plumes expertes de Maurice Fréchuret, d’Ariane Coulondre ou de Benoit Decron. Il est à l’image de l’œuvre de Fernand Léger tout entier : gai, coloré, engagé, éternellement optimiste et jeune.

Fernand Léger et le cinéma, jusqu’au 19 septembre 2022 au musée national Fernand Léger, Chemin du Val de Pôme 06 410 Biot (www.musee-fernandleger.fr)

Fernand Léger, La Vie à bras-le-corps, coédition Gallimard-Musée Soulages, 224 pages, 120 illustrations, 32€. L’exposition se tient jusqu’au 6 novembre.

Images : Fernand Léger Ballet mécanique : jambes de mannequin 1924 photogramme Paris, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle © Adagp, Paris, 2022 © Dudley Murphy / photo Courtesy Light Cone (Paris) / Bruce Posner ; Fernand Léger Charlot, projet d’illustration pour la plaquette du Festival de Cannes, non publié 1949 gouache sur papier musée national Fernand Léger © Adagp, Paris, 2022 / photo Rmn-Grand Palais (musée Fernand Léger) / Adrien Didierjean ; Anonyme, Vue du décor futuriste de Fernand Léger pour L’Inhumaine de Marcel L’Herbier vers 1923 épreuve gélatinoargentique 12,7 × 17,7 cm la Cinémathèque française, Paris © photo Coll. Cinémathèque française ; Fernand Léger, Les Disques dans la ville 1920 huile sur toile Paris, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle © Adagp, Paris 2022 photo Centre Pompidou, MNAM-CCI, dist. Rmn-Grand Palais /Jacques Faujour

Cette entrée a été publiée dans Expositions, Livres.

0

commentaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*