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La République de l'Art
Giacometti/Dali: l’image double

Giacometti/Dali: l’image double

Depuis qu’il s’est ouvert, en 2018, dans l’ancien atelier art-déco de l’artiste Paul Follot, à Montparnasse, l’Institut Giacometti, qui va bientôt déménager pour un espace beaucoup plus important dans l’ancienne gare des Invalides, a présenté des expositions soit thématiques (Giacometti/Sade, cruels objets du désir, L’Homme qui marche, une icône du XXe siècle, entre autres) soit des confrontations avec des artistes contemporains (Annette Messager, Douglas Gordon ou récemment Sophie Ristelhueber). L’exposition qu’il présente aujourd’hui, sous le commissariat d’Emilie Bouvard, évoque la rencontre relativement brève entre deux artistes qui appartinrent, tous les deux, au mouvement surréaliste, avant d’en être exclus, et qui partagèrent bien des préoccupations : Alberto Giacometti et Salvador Dali. Cette rencontre eut lieu au début des années trente au sein des cercles qui gravitaient autour de Marie-Laure et Charles de Noailles. En 1931, le célèbre couple de mécènes collectionneurs commanda à Giacometti une sculpture pour le jardin de leur villa de Hyères et, la même année, Dali, qui avait collaboré avec Buñuel pour L’Age d’or et Le Chien andalou (deux films financés par les Noailles), découvrit, fasciné, La Boule suspendue de Giacometti à la galerie Pierre Colle.

Il y découvrit aussi le Projet pour une place, une maquette en bois qui est la préfiguration d’un ensemble de sculptures sur lesquelles on marche, que l’on manipule, que l’on déplace et avec lesquelles on joue, bref, un des premiers projets permettant une interaction avec le spectateur. Peut-être à l’invitation des Noailles, Giacometti et Dali imaginèrent un jardin extraordinaire pour une de leurs villas (sans doute celle de Saint-Cloud, disparue aujourd’hui), qui intégrerait le Projet pour une place avec d’autres sculptures des deux artistes. Ce jardin ne vit jamais le jour, on ne le connaît que par un dessin de Dali, mais à l’occasion de cette exposition et à partir de toutes les archives dont il dispose, l’Institut Giacometti a reconstitué le Projet pour une place dans une échelle un peu inférieure à ce qu’il aurait dû être vraiment (et sans qu’on puisse non plus le pratiquer). On a donné de multiples interprétations de cette maquette, la plupart étant d’ordre sexuelles. On y a vu une représentation symbolique du jardin d’Eden, avec le serpent tentateur descendu de l’arbre (la Stèle), Adam (le cône) et Eve (la demi-sphère). On y a vu aussi des protubérances péniennes et mammaires, qui alternaient avec des creux. Mais une autre interprétation est celle de l’image double, c’est-à-dire d’une « tête-paysage », d’un visage émergeant du sol (front/menton, nez, orbite/globes oculaires).

Ce sont tous ces points qui frappèrent l’imagination et la réflexion théorique de Dali. Car outre une même attirance pour le rêve, la pulsion et la sexualité, tout autant attirante qu’inquiétante, il avait publié un texte dans le premier numéro de la revue Le Surréalisme au service de la révolution qui valorisait l’image double, c’est-à-dire qui se distingue de différentes manières, qu’il qualifie de « paranoïaque ». L’activité paranoïaque, selon lui, offre une méthode pour inventer des images équivoques et en métamorphoses, lisibles d’une manière ou d’une autre, sans qu’aucun « sens » ne prédomine sur l’autre. Et il avait mis cette théorie en application dans plusieurs peintures, comme Dormeuse cheval lion invisibles de 1930, qui sont présentes dans l’exposition. Cette radicalité a inspiré Giacometti qui lui a répondu avec plusieurs œuvres comme le Paysage-Tête couchée, qui se lit différemment selon que l’on le regarde horizontalement ou verticalement.

Mais le travail des deux artistes eut d’autres points de convergence. Evoluant tous les deux dans le sillage des arts décoratifs avec la couturière Elsa Schiaparelli et le décorateur Jean-Michel Frank, ils se passionnèrent pour la figure du mannequin, qui fut une des figures majeures de l’univers surréaliste : Giacometti avec un mannequin en plâtre doté d’une tête en manche de violoncelle et de mains en forme de fleur et de plume, montré, en 1933, toujours à la Galerie Pierre Colle ; Dali avec des peintures peuplées de silhouettes aux formes féminines, drapées de robe du soir, mais à tête de rose (Femmes à tête de roses, 1935, par exemple). Ce sont tous ces rapprochements, ces correspondances, ces affinités que montre cette resserrée mais passionnante exposition. Des rapprochements qui, d’ailleurs, se firent sur une période relativement brève, puisqu’après la Guerre, on ne trouve plus beaucoup de traces de relations entre le Suisse et le Catalan. Une période brève, mais d’une richesse et d’une fécondité exceptionnelles.

-Alberto Giacometti/Salvador Dali, Jardins de rêves, jusqu’au 9 avril à l’Institut Giacometti, 5 rue Victor Schoelcher 75014 Paris (www.institut-giacometti.fr). A cette occasion est publié un très beau catalogue qui reproduit non seulement les œuvres présentées dans l’exposition, mais d’autres encore, des photographies et des archives, avec des textes de Camille Lesouet, Serena Bucalo-Mussely, Emilie Bouvard, Philippe Büttner et Jeanette Zwingenberger. Coédition Institut Giacometti-Editions Fage, 192 pages. 28€

Images : Alberto Giacometti, Projet pour une place, c.1931 – 1932 Bois / 19,4 x 31,4 x 22,5 cm Collection Peggy Guggenheim, Venise © Succession Alberto Giacometti / Adagp, Paris 2022 ; Salvador Dalí Projet pour les Noailles, 1932-33 Encre sur papier 21,7 x 23,6 cm Fondation Giacometti © Fundació Gala-Salvador Dalí, Figueres 2022/Adagp, Paris 2022 ; Salvador Dalí Dormeuse cheval lion invisibles, 1930 Huile sur toile / 50,2 x 65,2 cm Centre Pompidou, musée national d’art moderne © Fundació Gala-Salvador Dalí, Figueres 2022/Adagp, Paris 2022

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