de Patrick Scemama

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Iran: l’art au miroir de l’histoire

Iran: l’art au miroir de l’histoire

Unedited History, le titre de la foisonnante exposition que le Musée d’Art moderne de la ville de Paris consacre à l’Iran de 1960 à aujourd’hui, peut surprendre : il est emprunté au vocabulaire cinématographique et signifie histoire « non montée », à l’état de rushes.  Car ce n’est pas une histoire linéaire et globale de l’art en Iran dans la seconde partie du XXe siècle que nous proposent ses commissaires (Catherine David, Odile Burlureaux, Morad Montazami et Narmine Sadeg), mais une lecture à l’état brut, fragmentaire, encore en train de se faire, et qui ignore volontairement « les spéculations financières et les effets de mode qui participent de l’art contemporain iranien et cautionnent un auto-exotisme concerté entre marché et institutions ». Comme en Chine ou dans d’autres pays émergents, la production iranienne contemporaine est apparemment abondante et n’échappe pas à un certain kitsch ou à certaines recettes un peu faciles, comme la référence au tapis ou aux miniatures persanes. C’est cet aspect mercantile des choses que veut délibérément contourner l’exposition et elle préfère restituer quelques « grandes séquences du contexte social et politique à travers les s’est constituée la culture visuelle en Iran de 1960 à nos jours.

Elle s’articule donc autour de trois grandes séquences qui correspondent à trois périodes-clés de l’histoire iranienne récente. La première est intitulée « années de la modernisation » et va de 1960 à 1978. Ce sont bien sûr les années où règne le Shah, mais aussi celles pendant lesquelles le pays prend une place importante sur la scène internationale, en partie à cause des crises pétrolières. La culture y occupe une place représentative importante et se manifeste, entre autres, à travers des biennales et des festivals organisés par la Shahbanu. C’est ainsi que cette première partie de l’exposition consacre une place importante aux archives du fameux Festival de Shiraz-Persépolis qui a été le creuset de nombreuses créations d’avant-garde telles que des pièces de Stockhausen en musique, le « Ka Mountain » de Bob Wilson (un spectacle performance à l’esthétique bien différente de celle que l’on connaît du maître américain, qui se déroulait à l’extérieur, durait une semaine et dont on voit des extraits ici), mais aussi des pièces très novatrices d’artistes locaux. On y admire aussi des toiles de peintres importants à l’époque, qui ont tous étudié en Occident, comme Bahman Mohassess, qui a aussi été sculpteur, scénographe et traducteur (entre autres de Genet, Ionesco, Malaparte), et Behdjat Sadr qui a oscillé entre abstraction et figuration et qui a eu des liens avec l’art cinétique européen. Ou encore des extraits  de films de Parviz Kimiavi, considéré comme un cinéaste de la « Nouvelle  Vague » et qui filmait la vie quotidienne des iraniens, dans différentes régions du pays.17. Affiche du 4ème festival Shiraz Persepolis

La deuxième séquence va de 1979 à 1988 et couvre la Révolution et la guerre Iran-Irak. Elle est bien sûr essentiellement composée de documents tels que photos, vidéos  ou affiches ayant trait à ces évènements (on est surpris, à cet égard, de constater qu’avant d’être récupérée par les religieux, la Révolution  et la destitution du Shah furent avant tout des manifestations populaires spontanées). Mais la volonté des commissaires n’est pas d’en faire le centre de leurs études, « mais au contraire de se déplacer avant et après, afin de redessiner des lignes de fuite, de restituer les croisements historiques entre peintures, arts graphiques, cinéma et pratiques documentaires ». Bien sûr, pendant toute cette période, les artistes ont été coupés du monde et toute l’attention s’est portée sur les évènements en cours. Mais une autre production a vu le jour, directement inspirée par eux.  C’est ainsi qu’on voit les toiles – un peu pompières – de Kazem Chalipa qui font le lien entre la peinture moderne, le réalisme français de la fin du XIXe siècle et la politique, ou Flowers, la vidéo de Bahman Kiarostami, qui fait preuve d’une distance ironique à l’égard des premières images diffusées par la télévision nationale iranienne, après que les révolutionnaires se soient emparés des moyens de diffusions.

Après la Révolution et la guerre contre l’Irak, qui a fait plus d’un million de morts, le pays est à reconstruire, il doit intégrer avec plus ou moins de facilités les structures économiques héritées du capitalisme moderne dans le régime islamique et faire face aux nouvelles technologies. Les artistes, eux –du moins ceux qui n’ont pas quitté le pays pour se réfugier à l’étranger et, en particulier, en France- s’adaptent, en fonction des libertés que leur laisse le pouvoir en place. Mais ils doivent aussi se confronter au défi de la mondialisation et c’est ce que montre la dernière partie de l’exposition, intitulée « Enjeux contemporains 1989-2014 ». Outre des installations impressionnantes d’artistes qui sont venus travailler en France (Choreh Feyzdjou, morte à l’âge de 40 ans, dont le travail consistait à conserver sa propre production artistique dans des bocaux de laboratoire ou des rouleaux de papier peint noircis ; Narmine Sadeg, qui invite le spectateur à s’interroger sur sa place dans l’histoire, à partir d’un dispositif autour de La Conférence des oiseaux du poète du XIIe siècle Farid al-Din Attar), on voit donc des œuvres d’artistes qui intègrent les héritages documentaires de l’histoire récente à leurs pratiques, comme Mitra Farahani qui est surtout connu comme cinéaste, mais qui présente ici de grands dessins au fusain représentant des personnages qui tiennent leur tête à bout de bras (D & G, comme David et Goliath ou Dolce et Gabbana), ou Tahmineh Monzavi qui photographie des marginaux ou des hommes en train de fabriquer des robes de mariées (sujets encore éminemment délicats en Iran). Mais une des propositions les plus émouvantes est celle du jeune Barbad Golshiri qui présente un pochoir permettant de réaliser des monuments funéraires éphémères à la mémoire de disparus privés de tombe par le régime iranien.03. Mitra Farahani

06.Barbad Golshiri. Tombe sans titre06.Barbad Golshiri. Tombe sans titre06.Barbad Golshiri. Tombe sans titreOn le voit, Unedited History est une exposition dense et passionnante, qui demande un peu de temps et de disponibilité si on veut s’y attarder sur toutes les vidéos et les documents qui y sont présentés. Mais qui en vaut vraiment la peine, car elle présente une scène artistique que l’on connaît mal et qui modifie encore davantage notre approche de l’histoire de l’art de ces cinquante dernières années. Et  elle nous rappelle à nous, français, européens, n’ayant connu qu’une relative stabilité politique et souvent focalisés sur des problèmes purement formels,  à quel point celle-ci et l’histoire tout court se confondent, s’entremêlent et sont indissociables l’une de l’autre. Surtout quand, comme en Iran, on a connu des bouleversements aussi conséquents.06.Barbad Golshiri. Tombe sans titre

 

Unedited History, jusqu’au 24 août au Musée d’Art moderne de la ville de Paris, 11 avenue du Président Wilson, 75116 Paris (www.mam.paris.fr)

Images : Bahman Mohassess (1931-2010), Portrait de la mère, 1974, Huile sur toile © Musée d’art contemporain de Téhéran ; Affiche, 4ème Festival des arts Shiraz-Persepolis, 27 août – 6 Septembre 1970, créée par Ghobad Shiva ; Mitra Farahani (née en 1975), D & G, ,2011, Fusain sur toile, Collection particulière

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commentaire

Une Réponse pour Iran: l’art au miroir de l’histoire

Mestiri dit :

C’est le documentaire de Mitra Farahani qui m’a conduit à vous et à travers votre écriture J’ai découvert une facette du monde de l’art que j’ignorais MERCI BEAUCOUP

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