de Patrick Scemama

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La République de l'Art
La parole aux femmes

La parole aux femmes

S’il est une bonne nouvelle dans l’histoire de l’art des ces dernières années, c’est la reconnaissance de plus en plus grande des artistes femmes. Ce phénomène n’est pas récent, on a déjà pu l’observer, entre autres, depuis l’exposition elles©centrepompidou en 2009, à Beaubourg, qui mettait pour la première fois en lumière les artistes femmes de la collection, mais il a pris de l’ampleur ces derniers temps, en particulier dans le sillage du mouvement #metoo. On ne peut bien sûr que s’en réjouir et on espère qu’il va continuer et même s’amplifier, mais force est de constater qu’à l’instar d’autres qui sont apparus à la suite ou parallèlement à lui (le post-colonialisme, la revendication écologique, etc.) et qui lui sont parfois associés, il est aussi devenu un phénomène de mode. Au point que certains musées ou certaines galeries se contentent de réunir des artistes femmes, de toutes tendances et de toutes origines, pour faire une exposition. Comme si le seul fait d’appartenir à un sexe pouvait constituer un thème suffisamment fort pour qu’il donne lieu à une exposition. Comme si une identité, quelle qu’elle soit, pouvait servir d’esthétique…

Ce n’est pas le cas de l’exposition qui est présentée actuellement au ravissant Musée de Montmartre sous le titre, Surréalisme au féminin ? Car en choisissant de montrer des artistes femmes qui ont été associées d’une manière ou d’une autre à ce mouvement et qui, pour un grand nombre, sont aujourd’hui presqu’oubliées, elle s’attaque à un bastion : le surréalisme, où régnait le machisme, dont le Père fondateur (Breton) était ouvertement homophobe et pour qui la femme était souvent considérée comme une simple muse, un tremplin pour l’imaginaire viril, mais qui n’avait pas d’existence en elle-même (la « Nadja » du même Breton). D’ailleurs, comme le soulignent Alix Agret et Dominique Païni, les commissaires de l’exposition, les seules parmi elles à avoir eu une certaine notoriété étaient celles qui étaient les épouses ou les compagnes des peintres et des écrivains du groupe. Et encore, leurs travaux n’étaient pas considérés avec le même sérieux ou la même attention que ceux de leurs collègues masculins.

Pourtant, le surréalisme, qui était en prise avec l’imaginaire, qui ne séparait pas l’art de la vie et qui prônait le dépassement des cadres et des contraintes, était un terrain propice à l’épanouissement des femmes. Il ne privilégiait pas les compétences enseignées par les grandes institutions auxquelles celles-ci n’avaient toujours accès. Et par sa pratique du détournement de l’objet quotidien, de l’art du collage ou de la broderie, il se développait dans des secteurs que l’on pourrait qualifier de « féminin ». C’est ce que montre cette remarquable exposition qui se déploie dans un espace relativement restreint (il faudrait un lieu d’une autre ampleur pour vraiment redécouvrir le travail de toutes ces artistes). Elle rassemble ainsi une cinquantaine de noms, venant de nombreuses nationalités (le mouvement s’étendait bien au-delà de l’Europe, même si l’exposition se concentre sur celle-ci), sur une période allant de 1930 aux années 2000, c’est-à-dire bien au-delà de la dissolution officielle du groupe qui eut lieu en 1969 (peut-être aurait-il valu mieux, d’ailleurs, s’en tenir à cette date).

C’est ainsi que, dans le sillage de la dernière Biennale de Venise, Le Lait des songes, qui balayait le terrain, on retrouve ici les artistes les plus « repérées » du surréalisme au féminin : Leonora Carrington, Lee Miller, Dora Maar, Dorothea Tanning, Meret Oppenheim, Toyen, Jacqueline Lanmba, qui fut l’épouse de Breton et dont la galerie Pauline Pavec défend désormais le travail (il y avait des pièces d’elle sur le stand d’Art Paris), ou encore Judith Reigl, dont il a été question dans un récent post (Judit Reigl et le corps masculin – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)). Mais c’est aussi tout un ensemble d’artistes que l’on découvre et qui sont de vraies révélations : Rachel Baes, Jane Graverol, Valentine Penrose, Rita Kernn-Larsen, Else Thoresen, Ithell Colquhoun, entre bien d’autres, la liste est trop longue pour les citer toutes. Et l’exposition les regroupe par salles, qui présentent autant des techniques différentes (il faudrait dire, par exemple, l’importance de la photographie) que des thèmes fédérateurs (la nature, les chimères, les féminités plurielles, les nuits intérieures, etc.). Au bout du compte, comme pour l’exposition Les Amazones du Pop, au Mamac de Nice, qui faisait découvrir les femmes de ce mouvement lui aussi très masculin, on ne peut pas dire que le travail de ces femmes surréalistes soit supérieur à celui de leurs confrères masculins, ce qui serait absurde. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il ne leur est en rien inférieur et qu’il mérite tout autant de place dans la nouvelle manière d’écrire l’histoire de l’art.

Dans ce vaste travail de redécouverte, on pourrait aussi citer les œuvres d’Elga Heinzen et de Louise Barbu, ces deux peintres abstraites, adeptes de formes sinueuses et sensuelles, qu’Iris Clert avait montrées dans les années 70 et que la galerie Françoise Livinec remet à l’honneur actuellement. Mais on ne peut surtout pas passer à côté du travail photographique de Donna Gottschalk qui n’a quasiment jamais été montré en dehors des Etats-Unis et à qui la galerie Marcelle Alix consacre tout son espace. Donna Gottschalk est une militante féministe lesbienne née en 1949 et qui a véritablement commencé son activité artistique au moment des émeutes de Stonewall, en 1969, en photographiant les groupes gays et lesbiens qui voyaient le jour. Mais elle a aussi fixé sur l’objectif les personnes bannies par leur famille qu’elle recueillait dans son studio, parce qu’elles n’avaient plus d’autres endroits où aller, ou ses proches comme sa sœur Myla, née dans un corps d’homme, et dont elle montre la transformation physique jusqu’à sa mort prématurée, à peine âgée de cinquante ans (une photo la montre, peu avant son décès, dans un corps tellement abimé qu’on lui donnerait vingt ans de plus).

En fait, Donna Gottschalk n’a jamais vraiment vécu de ses activités de photographe. Pour gagner sa vie, elle a aussi été un temps chauffeuse de taxis, puis aide-soignante dans le Vermont où elle vit encore et son travail relève plus de l’archive, du témoignage que de ce qu’on a appelé la « photographie plasticienne ». Mais dans ces petits tirages, le plus souvent en noir et blanc, où se joue un travail très sensible sur la lumière (on pense parfois à certaines photos sur l’intimité de Guibert), c’est toute une époque qui revit et une manière d’être au monde. Loin de nos actuels réseaux sociaux gonflés de haine et d’insultes, un monde de fraternité, de tolérance, de douceur, de tendresse, de bienveillance, de violence parfois (certaines images de visages tuméfiés par les coups sont difficiles à regarder), et qui va droit au cœur.

Surréalisme au féminin ?, jusqu’au 10 septembre au Musée de Montmartre, 12 rue Cortot, 75018 Paris (www.museedemontmartre.fr)

-Elga Heinzen et Louise Barbu, jusqu’au 20 mai à la galerie Françoise Livinec, 24 et 30 rue de Penthièvre, 75008 Paris (www.francoiselivinec.com)

-Donna Gottschalk, Ce qui fait une vie, jusqu’au 20 mai à la galerie Marcelle Alix, 4 rue Jouye-Rouve 75020 Paris (www.marcellealix.com)

Images : Ithell Colquhoun (1906-1988), La Cathédrale Engloutie, 1952, huile sur toile, 130×194,8 cm, RAW (Rediscovering Art by Women) © Stéphane Pons ; Valentine Hugo (1887-1968) Le Rêve du 21 décembre 1929, 1929 , Mine de plomb sur papier Collection Mony Vibescu, ADAGP, Paris, 2023, photo © Gilles Berquet ; Donna Gottschalk, Myla in Mary’s dress, 1973, gelatin silver print on paper, 12 x 18 cm, 21,6 x 26,8 cm unique

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