de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Lyon, terre de contrastes

Lyon, terre de contrastes


On ne saurait imaginer deux expositions plus opposées, tant sur le fond que sur la forme, que les expositions présentées actuellement à l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne (IAC) et au Musée d’art contemporain de Lyon (MAC). La première est due aux artistes Maria Theresa Alves et Jimmie Durham qui, bien que formant un couple dans la vie, n’ont que rarement exposé ensemble. Maria Theresa Alves, on la connait pour sa lutte pour les droits des peuples autochtones et en particulier pour son projet Seeds of Change qu’elle présente jusqu’à la fin du mois à la galerie Michel Rein, à Paris, et qui aborde le thème de la migration et de la marchandisation sous l’angle des plantes de ballast, ces réservoirs historiquement utilisés pour stabiliser les navires dans le commerce maritime. Quant à Jimmie Durham, tout son travail, aussi bien dans le domaine de l’art que dans celui du théâtre ou de la littérature, a consisté à défendre la reconnaissance et la représentation des natifs américains, c’est-à-dire les peuples indiens. Conjointement, ils ont décidé de rendre hommage à la Méditerranée, près de laquelle ils ont vécu, d’abord à Marseille, puis à Rome et Naples, mais sans se focaliser sur un pays, en l’envisageant dans sa globalité. Et ils ont une conçu une exposition qui s’apparente plus à un voyage, une déambulation, qu’à la confrontation de leurs œuvres respectives ou à une rétrospective traditionnelle.

La première salle, qui accueille le visiteur, toute en lumière et en chaleur, donne le ton. On peut y manger les fruits secs et le pain azyme qui sont symbole de bienvenue dans les pays méditerranéens, s’y asseoir pour écouter la musique caractéristique de ces pays. Mais on peut aussi y contempler une déesse de la fertilité datant du Paléolithique, des plantes qui poussent sous ces contrées ou une mosaïque faite à quatre mains par les deux artistes et qui est constituée pour partie d’éléments hétéroclites trouvés sur la plage (des pièces de monnaie, des coquillages en plastique, d’anciennes disquettes d’ordinateur, etc.). Le principe de l’exposition étant de mettre tout sur le même plan, aussi bien des objets archéologiques précieux venus du Musée des Beaux-Arts ou du Musée des Confluences de Lyon, que des oeuvres de Maria Theresa Alves et de Jimmie Durham ou des objets du quotidien sans valeur, souvent collectionnés par les artistes eux-mêmes, sans cartels, ni valorisation particulière de l’un ou de l’autre. Et ce principe se répète tout au long des salles qui abordent, chacune, un aspect de cette « terre du milieu » (The Middle Earth, titre original  l’exposition) : l’Ecriture, la Teinture, le Verre, le Silex, le Fer, etc. En son centre se trouve une salle qui présente un baril d’eau de la Méditerranée avec, tout autour, un ensemble de déchets qui ne sont pas sans rappeler, hélas, ceux que l’on trouve trop souvent sur les côtes de cette mer fondatrice.

Méditerranée 1Car même si cette exposition n’est pas à proprement parler politique (elle ne traite pas directement d’un des conflits, pourtant nombreux, qui s‘y déroulent), elle manifeste une conscience au moins écologique et identitaire. D’ailleurs dans la salle qui suit celle de l’accueil du visiteur (celle consacrée à l’Ecriture), il est clairement indiqué qu’elle est dédiée aux migrants et à tous ceux qui doivent subir des déplacements parfois mortels au sein de cette zone souvent dangereuse. Alors on peut la juger un peu trop « baba-cool » et d’une bonne conscience un peu attendue ; on peut considérer que les pièces présentées ne sont pas d’un intérêt primordial et ne constituent pas un corpus digne de remplir le centre d’art ; on peut s’agacer devant cette mise au même niveau des œuvres qui frise parfois la caricature de l’art contemporain ; il n’empêche qu’elle fait preuve d’une générosité, d’une sérénité et d’une bienveillance que l’on trouve trop rarement aujourd’hui et qui sont à marquer d’une pierre blanche.

(Photo supprimée)

Si l’exposition de Maria Theresa Alves et Jimmie Durham aborde les questions de politique et de violence par la bande, celle d’Adel Abdessemed, au MAC, L’Antidote, s’y confronte brutalement. Mais c’est la marque de cet artiste, dont il a déjà souvent été question dans ces colonnes (cf, par exemple, http://larepubliquedelart.com/adel-abdessemed-en-transit/), qui suscite autant l’admiration que le rejet et dont la carrière est bornée de scandales en tous genres. Ici, le visiteur est accueilli par une vidéo saisissante, qui rend hommage au Testament d’Orphée de Cocteau et dans laquelle on voit, en deux plans rapides, l’artiste dans son studio traversé par une énorme lance (la victime expiatoire ?). Puis il est confronté à un ensemble d’œuvres, la plupart récentes, qui vont du dessin à la vidéo en passant par la sculpture et l’installation (une autre exposition a lieu simultanément au Grand Hornu, en Belgique, qui forme un pendant indépendant, mais complémentaire de celle-ci). L’Antidote est le nom d’un bar lyonnais qu’Adel Abdessemed fréquentait lorsqu’il était étudiant aux Beaux-Arts de la ville (il y a rencontré sa future épouse) et qu’il a reconstitué en maquette. Mais c’est aussi le remède que l’art peut apporter à la fureur du monde. A l’étage, l’artiste a réactivé Shams (le soleil en arabe), une œuvre qu’il avait réalisée en 2013 à Doha, qui est une sorte de fresque qui occupe tout l’espace et représente des corps de travailleurs forcés et harassés, qui semblent se fondre dans les murs, entourés par des hommes en armes. Comme ils sont en argile non cuite, ils sont voués à la destruction et à revenir à cette poussière qui nous constitue tous…

(Photo supprimée)

Encore une fois, on peut s’insurger face à cet art coup-de-poing  qui interpelle directement le spectateur et ne laisse pas beaucoup de place à son pouvoir d’imagination (citons aussi, par exemple, cette sculpture représentant un soldat en armes jouant au foot avec un enfant). Et certaines œuvres, d’ailleurs, font un peu un flop, comme cet ensemble néo-classique en marbre inspiré du motif des trois grâces, Is Beautiful, dont un des personnages n’est autre qu’Angela Merkel, nue, lorsqu’elle était adhérente au mouvement de jeunesse populaire FDJ, qui organisait des camps de vacances d’été pour les 14/25 en ex RDA (la sculpture a été réalisée d’après une photo ressortie en 2013 et publiée dans Vanity Fair). Mais les dessins sont admirables, la force de représentation stupéfiante et la puissance créatrice indéniable. Et n’a-t-on pas besoin, parfois, de voix qui crient haut et fort ? N’est-il pas nécessaire d’être bousculé, choqué, agressé pour prendre réellement conscience de la cruauté du monde ? Seuls, le sous-entendu, la litote ou la métaphore auraient droit de cité dans le langage délicat et préservé du monde de l’art ?

Adel Abdessemed répond de la manière qu’on lui connaît, c’est-à-dire avec sa force, sa sensibilité à fleur de peau, sa virulence. Et il fait une nouvelle fois scandale. Une installation vidéo, Printemps, représentait sur tous les murs de la salle où elle était projetée, des poulets vivants accrochés par les pattes et prenant feu.  Voulant dénoncer aussi bien la violence infligée aux animaux que les atrocités commises par le feu, cette vidéo a été prise à partie par un spectateur qui s’est insurgé contre le traitement subi par les volatiles et a propagé la nouvelle sur Twitter. Le musée a eu beau répliquer qu’il s’agissait d’un effet spécial qui ne durait que trois secondes et qui ne faisait subir aucun dommage aux poulets (Adel Abdessemed avait déjà utilisé le même procédé sur lui-même pour une de ses photos célèbres, Je suis innocent), le mal était fait, la rumeur persistante et l’artiste et la direction du musée ont préféré, d’un commun accord, retirer la vidéo plutôt que d’alimenter la polémique. Une décision qu’on ne peut que déplorer, mais qui a le mérite de montrer que cet art-là laisse tout, sauf indifférent.

Pendant ce temps, à Paris, se tient jusqu’à dimanche, le très bon « Drawing Now », salon du dessin contemporain. Cette année, deux sections ont été créées au sous-sol : « Insight » et « Process ». La première est constituée de solo-shows, de manière à permettre aux visiteurs de mieux connaître le travail d’un artiste. La seconde dépasse le cadre du dessin seul et permet des expositions thématiques et collectives, mais toujours autour d’un projet bien défini. Sinon, quelques belles rencontres au hasard des stands : la série de pastels colorés représentant les artistes-héros du panthéon personnel de Gérard Fromanger chez Caroline Smulders ; les beaux dessins, tendres et ironiques, de Gérald Panighi chez Eva Vauthier ; ceux, intimes et déchirants, d’Edi Dubien chez Alain Gutharc ; ceux, obsessionnels, de Claire Morel chez Martine Aboucaya, qui reproduisent les couvertures des livres qu’elle aime; ceux encore, loufoques et improbables, de Philippe Mayaux chez Loevenbruck ; ou ceux enfin de Leopold Strobl, cet artiste autrichien associé à l’art brut à la galerie Gugging.

The Middle Earth, Projet Méditerranéen de Maria Theresa Alves et Jimmie Durham, jusqu’au 27 mai à l’Institut d’art contemporain, 11 rue Docteur Dollard 69100 Villeurbanne (www.i-ac.eu)

L’Antidote d’Adel Abdessemed, jusqu’au 8 juillet au Musée d’art contemporain, 81 quai Charles de Gaulle 69006 Lyon (www.mac-lyon.com)

-Drawing Now, jusqu’au dimanche 25 mars au Carreau du Temple, 4 rue Eugène Spuller 75003 Paris (www.drawingnowparis.com)

 

Images : Maria Thereza Alves & Jimmie DurhamMediterranean, 2018, Photo : Nick Ash, Courtesy des artistes ; Vue de l’exposition The Middle Earth – Projet Méditerranéen  à l’IAC © Blaise Adilon ; Adel Abdessemed, Je ne me retourne pas, 2018 © Adagp, Paris, 2018 ; Vue de l’exposition  L’Antidote (09 mars – 08 juillet 2018 au Mac Lyon) Œuvre : Shams, 2018 © photo : Blaise Adilon © Adagp, Paris, 2018

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commentaire

Une Réponse pour Lyon, terre de contrastes

Chouette que l’on soit sur la même ligne ! Oui j’ai prévu de faire un article sur l’ecriture ! Merci pour ce partage

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