de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Masculin/féminin

Masculin/féminin

Il peut sembler paradoxal d’évoquer simultanément l’exposition Tom Wesselmann qui se tient au Nouveau Musée National de Monaco et celle consacrée à Judy Chicago qui a lieu quelques kilomètres plus loin, à la Villa Arson de Nice. Car si le premier, qui fait partie des peintres du Pop-Art que l’on connaît le moins, a souvent été critiqué pour le caractère machiste de son travail et la manière dont il réduisait la femme à une chose, la seconde fait partie des grandes voix du féminisme, qui a créé en 1972, au Fresno College californien, la fameuse « Womanhouse », ce programme éducatif destiné aux seules étudiantes et qui avait pour mission de dresser une véritable historiographie de la présence féminine en art. Pourtant les deux expositions donnent un point de vue légèrement décalé sur le sujet. Et c’est qui les rend passionnantes.

De Wesselmann, Chris Sharp, le commissaire de l’exposition de Monaco, ne change pas complètement l’image et ne le fait passer, subitement et de manière parfaitement artificielle, pour un parangon de la cause féministe. Mais grâce à un choix d’œuvres particulièrement pertinent (une petite trentaine, la plupart issues de l’estate de l’artiste) et un accrochage sobre et intelligent, il rend les choses plus subtiles. Ainsi, c’est sur le passage de la sexualité de l’époque Victorienne à l’époque post-Victorienne que Sharp base son approche. D’après lui, chez Wesselmann, qui devint célèbre, rappelons-le, grâce à ses Great American Nude, c’est-à-dire à une réinterprétation du nu classique, le travail n’est pas tant sur la femme en tant qu’objet de désir, comme elle avait pu l’être précédemment, mais sur les lignes, les formes auxquelles la réduisent la société de consommation qui fleurit dans l’immédiat Après-guerre et en particulier dans le langage de la publicité (elle –la femme-  se trouve mise sur le même pied, dans ce dernier, que les « soupes Campbell » peintes par Warhol). D’ailleurs dans la plupart des peintures, elle apparait sans regard, comme si elle n’existait pas vraiment, comme si elle n’était qu’une projection. Et au fil des toiles, elle se réduit à un détail, une jambe, une main, un sexe, une bouche entrouverte, le plus souvent enchâssé dans des sortes de natures mortes où figurent également des fleurs, des fruits ou d’autres éléments du quotidien. Pour preuve que Wesselmann place  tout –être humain ou objet- sur un même plan, lorsqu’il peint des sexes masculins (une partie très peu vue de son œuvre), il les place à l’horizontal, dans la même perspeective que le corps féminin et les entoure également d’éléments végétaux ou les inscrit dans des paysages maritimes (parfois le sexe masculin ne se résume lui-même qu’à un gland découpé dans la toile).

Wesselmann.1Mais l’exposition a aussi le mérite de nous montrer la virtuosité technique de Wesselmann et tout ce qu’il doit à Matisse (elle porte d’ailleurs le titre très matissien de « Promesse du bonheur »).  Du maître de la Chapelle de Vence, l’artiste américain a gardé la fluidité du trait et le caractère épuré de la ligne, particulièrement sensibles dans les dessins. Mais il a été aussi beaucoup influencé par les papiers découpés, cette manière de « dessiner dans la couleur », comme le disait Matisse lui-même, qui l’a amené à développer de savantes techniques de découpage des toiles ou de métal pour les inscrire dans l’espace et leur donner une troisième dimension. Ainsi est-ce une ceinture qui devient sculpture, cette ceinture qui sert à retenir des vêtements ou au contraire à les laisser tomber lorsqu’on la dégrafe. Ou un soutien-gorge qui se pose précautionneusement avec tous les plis de ses bretelles et que le peintre a malicieusement intitulé « Big Maquette ». Enfin, il a aussi peint le plexiglas moulé, comme dans les publicités, se faisant encore davantage le compagnon de cette société américaine des années 60, où l’image a toujours le dernier mot. Honnêtement, l’exposition conçue par Chris Sharp à la Villa Paloma permet de saisir la complexité et l’envergure de ce travail  décidément mal connu.

Judy CHICAGO Los Angeles, les années cool avec Marcia Hafif, John McCracken,Robert Morris, Bruce Nauman, Pat O’Neill et DeWain ValentineUne exposition monographique et collective Commissariat : Géraldine Gourbe Centre d'Art de la villa Arson

De même que l’exposition de la Villa Arson, « curatée » par Géraldine Gourbe, permet de découvrir une autre face de l’œuvre de Judy Chicago, celle qu’elle pratiquait avant de devenir la porte-parole et égérie féministe que l’on connait et avant même…de s’appeler Judy Chicago. En fait, l’artiste a commencé sa carrière dans les années 60, aux Etats-Unis, à l’époque où le Pop d’un côté et le minimalisme de l’autre rejetaient le geste lyrique de la peinture expressionniste abstraite. Mais c’est aussi l’époque où New York et la Californie s’affrontaient et où l’art venu de la Côte Ouest était perçu comme futile et manquant de consistance intellectuelle. Dans la « Grosse pomme », on pensait et on perpétuait la réflexion sur le conceptuel, tandis que plus au Sud, on s’amusait et on profitait des joies de la plage, du soleil et de la moto.

Judy Chicago (qui portait alors son nom marital de Gerowitz) fait partie de ces artistes nourries des contre-cultures urbaines propres à la Californie. Elle a développé un langage proche du minimalisme (une de ses premières expositions, Primary Structure : Younger American and British Sculptors, qui a eu lieu à New York, en 1966, est même reconnue aujourd’hui comme une des premières expositions sur la sculpture minimaliste), mais celui-ci s’est vite teinté du glamour et de la sensualité propres à la Côte Ouest. Ainsi, elle a réalisé toute une série de peintures sur des capots de voiture (un genre extrêmement masculin et relevant de l’esthétique industrielle que prônait le minimalisme), mais en y représentant des motifs pop, aux formes explicitement sexuelles, qui font beaucoup penser aux peintures gaies et incitant à la liberté des corps que réalisait Dorothy Iannone à la même époque. Ou elle s’est battue contre la rigidité et l’autorité du « white cube » en concevant la Feather Room, une installation dans laquelle le sol est recouvert de plumes, comme s’il venait d’y neiger, et où les murs et le plafond sont recouverts de tissus blancs qui donnent à l’espace une apparence dilatée (l’installation a été recréée à la Villa Arson et le spectateur peut s’y promener voluptueusement).

Chicago 1C’est toute cette « première carrière » que montre l’exposition, aux côtés d’œuvres de Marcia Hafif, John McCracken, Robert Morris, Bruce Naumann, Pat O’Neill et DeWain Valentine, des artistes qui, comme Judy Chicago, incarnent les « années cool de Los Angeles ». Par la suite, celle-ci comprendra qu’il manque une dimension politique à son travail, qu’il est trop facilement récupérable et qu’elle doit davantage lutter contre la culture visuelle et sociale du patriarcat. Elle décidera alors d’aller vers la dématérialisation de l’oeuvre d’art et se tournera vers le Land Art en réalisant alors des performances dans le désert, à l’aide feux d’artifices, qui ne sont pas non plus sans lien avec le psychédélisme qui sévissait à l’époque (une photo d’une de ses performances est aussi visible dans l’exposition Cosmogonies qui se tient actuellement au Mamac, cf http://larepubliquedelart.com/la-nature-envahit-nice/). Enfin, elle rompra avec la monumentalité du minimalisme en réalisant des sculptures miniatures, que l’on peut prendre dans sa poche et qui mettent à mal le caractère sacro-saint de l’œuvre d’art, issu de la tradition masculine. Judy Chicago est sur le point de devenir elle-même.

 

La Promesse du bonheur de Tom Wesselmann, jusqu’au 6 janvier 2019 au Nouveau Musée National de Monaco (Villa Paloma), 56 boulevard du Jardin Exotique, Monaco (www.nmnm.mc)

 

Los Angeles, les années cool, Judy Chicago, jusqu’au 4 novembre à la Villa Arson, 20 avenue Stéphen Liégard Nice (www.villa-arson.org)

 

 

Images : Tom Wesselmann, Gina’s Hand, 1972-82, Huile sur toile, 149,86 x 208,28 cm © The Estate of Tom Wesselmann/ Licensed by VAGA, New York; Big Study for Great American Nude #75, 1965, Crayon sur papier, 119,38 x 134,62 © The Estate of Tom Wesselmann/ Licensed by VAGA, New York; Judy Chicago, Bigamy Hood, 1965-2011 [Le capot de la bigamie], Laque automobile vaporisée sur un capot de voiture, 109 x 109 x 71,1 cm., Courtesy de l’artiste et Salon 94, New York. ADAGP 2018 Photo : François Fernandez; Feather Room, 1967/2018 [Pièce de plumes] Installation in situ, structure en bois, toile diffusante, 36 projecteurs led, plumettes de canard (hyperallergéniques et labélisées bien-être animal) Scénographie : Socle, New York Production Villa Arson, Nice et Salon 94, New York Courtesy de l’artiste et Salon 94, New York. ADAGP 2018 Photo : François Fernandez

 

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