de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Paris-Bruxelles (Ariane Loze, Marion Verboom)

Paris-Bruxelles (Ariane Loze, Marion Verboom)

Ariane Loze occupe une place un peu à part dans le monde de l’art contemporain. Venant du théâtre, elle écrit des textes très précis qu’elle interprète elle-même et qu’elle met en scène dans des vidéos où elle apparait le plus souvent seule. En fait, elle endosse tous les rôles dans un pari fou où elle prend un plaisir évident à changer de costumes et de coiffure et à jouer aussi bien des rôles masculins que féminins. Mais là où une Cindy Sherman cherchait, dans un esprit militant, à montrer toutes les représentations dans lesquelles était enfermée la femme, Ariane Loze, avec beaucoup d’ironie, ouvre le champ et montre des personnages de tous bords et de toutes conditions sociales, que ce soit dans des relations amoureuses ou dans des relations de travail.

Ses personnages, toutefois, n’agissent pas naturellement. Ils sont guidés par des instances supérieures, les algorithmes, ces fameux processus de calcul qui déterminent comment les logiciels contemporains lisent, trient et affichent les réponses à nos requêtes. Comme le dit Caterina Zevola dans le texte qui accompagne l‘exposition qu’elle présente à la galerie Michel Rein : « Pour bien fonctionner, les algorithmes ont besoin de données. Les nôtres. Les pages « suivies », nos « amis » du digital, nos moyens économiques, les évènements auxquels nous participons, les hashtags récurrents et la musique que nous écoutons sont utilisés pour nous classer dans des catégories. Alors que nous sommes huit milliards sur terre, il n’y a qu’une centaine de catégories sociales pour les grands algorithmes. »

Les personnages des deux vidéos (If you didn’t choose A, you will probably choose B, 2022, et Our Cold Loves, 2022) montrées dans l’exposition sont donc les créatures de ces algorithmes qui anticipent nos désirs. Ce sont des pantins qui s’expriment par phrases toutes faites dans un Paris déserté, où le temps semble suspendu. Ils ne communiquent même pas entre eux, mais adresse leurs lieux communs à des téléphones qui ne sont pas non plus présents, mais dont on entend le son des SMS qui détermine leur existence. Bien sûr, Ariane Loze en rajoute et verse dans la caricature, mais on se surprend à reconnaître parfois la phrase qu’on a pu entendre de la bouche d’un ami ou qu’on a soi-même prononcée.

Ce qui est touchant, toutefois, c’est que l’artiste ne se contente pas du cynisme et de la dénonciation qui ont trop souvent cours dans l’art contemporain. Au contraire, elle cherche à humaniser ses personnages, à les faire sortir des postures derrière lesquelles ils se cachent et à montrer ce qui les rend vulnérables. C’est ainsi qu’à l’issue de la vidéo Our Cold Loves, elle invite à certaines occasions les spectateurs à participer à une performance au cours de laquelle ils pourront interpréter un des vingt-deux personnages qui y interviennent en lisant un texte qui leur aura été distribué (ceux qui préfèreraient le faire chez eux pourront acheter un coffret vendu en édition limitée par la galerie et qui se présente comme un jeu de société). Assis autour d’une table dressée dans la galerie, ils passeront de la fiction à la réalité en injectant de leur propre personnalité à ces archétypes de notre société contemporaine. C’est ludique, intelligent (faut-il préciser que les importantes recherches préliminaires au travail ont été faites avec la complicité d’une sociologue et d’un mathématicien) et cela en dit long sur les comportements et la communication (ou plutôt non-communication) à l’aire digitale.

Ariane Loze est née en Belgique et l’exposition qu’elle propose à Paris se tient également dans l’espace bruxellois de la galerie Michel Rein. A Bruxelles a aussi lieu la première exposition orchestrée par Joël Riff à la Verrière Hermès. On connaît le goût de ce dernier pour la céramique (il dirige parallèlement la résidence d’artistes de Moly-Sabata qui est un des hauts-lieux de la poterie en France) et, pour ce geste inaugural, il a voulu faire appel à une artiste qui célèbre le matériau et met en valeur le savoir-faire et la technique. Et qui mieux que Marion Verboom, qui avait un grand-père flamand et qui, comme le dit Joël Riff, « a une pratique de la sculpture ancrée dans la joie des matériaux et leur façonnage », pouvait répondre à cette demande ? Depuis plusieurs années, dans une œuvre ouverte intitulée Achronie, elle réalise des colonnes composées de plusieurs tronçons qui viennent de différentes cultures et de différentes civilisations et dont chaque module fonctionne comme une lettre d’un alphabet personnel. Très colorées, pleines d’humour, jouant l’anachronisme et la collision des genres et des époques, ces colonnes sont comme des totems qui témoignent d’un sens de l’assemblage et de la composition très impertinent et très baroque.

L’exposition qu’elle propose dans la capitale belge s’intitule Chryséléphantine, du nom de ces sculptures réalisées dès l’Egypte ancienne, en or et en ivoire et que l’époque Art Déco a remis au goût du jour en remplaçant l’or par le bronze. Elle y montre quelques-unes de ces colonnes, ainsi que d’autres œuvres récentes (dont certaines en céramique et cristal), en écho avec des pièces d’autres artistes qui les prolongent ou leur répondent. C’est ainsi qu’on peut voir des oeuvres de Richard Deacon, qui fut le professeur de Marion Verboom durant ses études aux Beaux-Arts, une sculpture d’Henri Laurens, pour qui elle a beaucoup d’admiration, des peintures de Maude Maris qui semblent mettre sur la toile ce que l’artiste propose en trois dimensions, des porcelaines de Chloé Vernerey ou encore des poteries de Tjok Dessauvage. Mais surtout Joel Riff a tenu à ce qu’elle montre les moules qui ont servi à la fabrication de ses sculptures. Nouées par de vieilles chambres à air, comme provisoirement abandonnées alors qu’elles ne demandent qu’à resservir et à reproduire, ces carapaces, qui retiennent les contours de modèles préalablement façonnés en terre, jalonnent l’espace d’exposition et permettent un autre regard sur le travail de la sculptrice : l’arrière-cuisine, mais aussi une œuvre en creux, qui se révèle dans l’absence et qui pose la question non seulement de comment on montre une sculpture, mais aussi d’où elle vient.

-Ariane Loze, jusqu’au 5 mai aux galeries Michel Rein de Paris et Bruxelles (www.michelrein.com)

-Marion Verboom, Chryséléphantine, jusqu’au 22 avril à la Verrière Hermès de Bruxelles (www.fondationdentreprisehermes.com)

Images : Ariane Loze, Still de la vidéo Our Cold Loves ; vue de la performance qui a eu lieu le 25 mars à la galerie Michel Rein, Photo Amandine Joannes ; Vue de l’exposition de Marion Verboom, Chryséléphantine, La Verrière (Bruxelles), 2023 © Isabelle Arthuis / Fondation d’entreprise Hermès

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