de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Pratiques singulières

Pratiques singulières

La semaine qui vient de s’achever a été dominée par DAU, ce projet pharaonique et sans substance, cette gigantesque coquille vide (qui occupe tout de même les espaces du Théâtre de la Ville et du Châtelet en travaux, ainsi qu’un lieu dans les collections permanentes du Centre Pompidou) mais dont on n’a toujours pas compris l’enjeu, cette téléréalité à la mode soviétique qui cherche à hypnotiser le spectateur (fin ce dimanche 17 Février). Mais pendant ce temps, plus modestement et avec d’autres moyens, les galeries parisiennes continuent leur travail de friche et de consolidation. On a repéré quelques pratiques singulières.

Chez Michel Rein, on présente Michele Ciacciofera, un artiste qui est peu connu en France alors qu’il y vit et qui est loin d’être un nouveau venu, puisqu’il a participé, entre autres, à la dernière Biennale de Venise et à la Documenta 14 à Athènes et Cassel (il est né en 1969). Michele Ciacciofera n’a pas fait d’études d’art traditionnelles. Mais après avoir été formé aux sciences politiques, en anthropologie et sociologie, il s’est lancé dans une carrière de sportif professionnel qu’il a dû interrompre à cause d’une blessure. C’est alors qu’il se forme à l’art auprès du peintre et architecte G.A. Sulas, tout en s’engageant à la fois dans une activité politique et écologique et dans une pratique de la cuisine basée sur une attention aux produits locaux, notamment ceux en voie de disparition. Dans son travail artistique, il utilise de nombreux médiums tels que la sculpture, la peinture, le dessin, le son, la vidéo, l’installation, jusqu’aux scénographies de théâtre.

C’est sans doute parce qu’il ne s’inscrit pas dans la trajectoire habituelle que celui-ci, au-delà de son intérêt formel, se révèle si puissant et si riche d’influences diverses. L’homme est passionné par les questions d’archéologie, de mémoire, de traces, avec tous les enseignements humains et sociétaux qu’on peut en tirer. L’exposition qu’il présente à la galerie Michel Rein, The Library of encoded time (la première dans cette galerie) est le 3e volet d’une trilogie qui interroge le rapport des signes à la matière et à la mémoire (les deux premiers The Translucent Skin of the Present et A Chimerical Museum of Shifting Shapes ayant été respectivement montrées, en 2018, à la galerie Vitamine Creative Space en Chine et à la Voice Gallery de Marrakech, les deux autres galeries de l’artiste). On y voit, aux murs, des grilles de chantiers que l’artiste a partiellement recouvertes de fils et auxquelles il a accroché des reliques, des fossiles, des céramiques anciennes (il appelle cela les « Janas Code », en référence aux lieux néolithiques que l’on trouve en Sardaigne et qui, selon la légende, étaient des « maisons de fées »). Au sol, des briques provenant du pays dans lequel il expose (ici le Sud de la France), qu’il a d’abord nettoyées, avant de les recouvrir, à l’aide d’aiguilles issues de l’industrie pharmaceutique, de signes qui font penser à de l’arabe, de l’hébreux ou à des alphabets anciens non encore déchiffrés. Ces briques, qui fonctionnent isolément ou par paires, sont comme les pages de livres qui constituent la mémoire de l’homme, avec ses pertes et ses absences (ce sont elles, bien sûr, qui justifient le titre de l’exposition et il est intéressant de savoir que Michele Cacciofera a été proche de certains intellectuels italiens, en particulier de Leonardo Sciascia). Et dans les angles, des bâtons en terre, recouverts de piments et de strates de tissus et de gaze et incisés de signes (jusqu’aux émojis de nos actuels Smartphones, qui rappellent à quel point l’homme a toujours tenté de créer un langage symbolique compréhensible au-delà des frontières). Enfin tous les objets, même ceux posés sur des tablettes, communiquent entre eux et, à l’heure de la saturation de l’image, composent un univers dont l’esthétique peut parfois sembler proche de « l’arte povera » et où passé (réel ou fictif) et présent se conjuguent pour mieux interroger l’avenir.

Dans un texte écrit spécialement à l’occasion de l’exposition par Virna Gvero, on lit ceci : « L’attention porté à la durée réelle se traduit par l’emploi de techniques qui privilégient la stratification des matériaux. A la fois aspect essentiel du processus créatif et clé de voûte pour comprendre la construction de l’histoire, de la mémoire et de l’identité humaines, la stratification devient un véritable acte de résistance contre « l’effacement de la parole et des actes de l’homme ». Grâce à elle, la culture est préservée à travers les époques : seulement les témoignages des cultures les plus « stratifiées » sont parvenus jusqu’à nos jours, indemnes au passage du temps ». C’est toute l’ambition de cette fascinante exposition.

Autre artiste ayant une pratique singulière, d’une certaine manière proche de l’art brut : Ernesto Sartori  qui présente chez Marcelle Alix sa nouvelle exposition, crepuscoli spiangenti. On avait découvert le jeune homme, lui aussi d’origine italienne, il y a une dizaine d’années, avec des volumes à taille humaine et à l’équilibre précaire, que l’on pouvait presque habiter. Ces volumes semblaient servir aussi de modèles à des peintures et des dessins qu’il accrochait au-dessus. Et petit à petit, l’artiste a privilégié les pinceaux, au point d’abandonner presque la sculpture et de ne plus présenter que des tableaux, la notion de volume n’y disparaissant, toutefois, pas complètement, puisqu’elle y apparaît, mais de manière plane et plus ou moins reconnaissable, sous la forme de grottes, d’igloos ou d’habitations. Ernesto Sartori peint des paysages ou des natures mortes qui sont comme cartographiées parce que vus du dessus ou de trois quarts, certains, les petits, pouvant presque faire penser à des détails des plus grands. On n’y trouve aucune présence humaine. Certains éléments reviennent régulièrement, comme des barrières ou des ponts qui semblent relier les différentes « zones » qui articulent le tableau. La matière y est souvent épaisse, le coloris subtil (des gouaches, présentées dans un portefeuille à part, sont encore plus convaincantes que les tableaux) et l’ensemble crée un univers qui n’est ni vraiment réaliste, ni abstrait, ni même surréaliste, mais un peu tout à la fois.

Mais ce qui est séduisant, dans cette exposition, c’est qu’au sous-sol de la galerie, il a imaginé une installation qui recrée la palette de ses tableaux et des éléments qui le composent. C’est-à-dire qu’il a mis en œuvre un phénomène inverse à celui qu’il pratiquait précédemment. Là, on ne part plus du volume pour aller vers l’image bidimensionnelle, mais de celle-ci pour retrouver la matérialité de l’objet et de la forme en trois dimensions. Et dans cet assemblage hétéroclite, on trouve de tout : des épingles à cheveux à des mégots de cigarettes, en passant par les bâches de protection que l’on trouve dans les foires ou des outils quelconques. C’est un retournement qui modifie complètement la manière d’envisager son travail et lui donne une dimension supplémentaire. Avec ce surprenant volte-face et sa manière obsessionnelle d’organiser les choses, Ernesto Sartori est bien un artiste à part, qui crée un monde unique, qui ne ressemble à rien, ne s’apparente à aucun autre et ne peut laisser personne indifférent.

Le travail de Jonathan Binet, lui, peut sembler moins singulier dans la mesure où on peut le rattacher à une esthétique connue et bien répertoriée : le minimalisme. Mais l’artiste, dont il a déjà été question dans ces colonnes, lorsqu’il exposait dans sa précédente galerie, Gaudel de Stampa (cf http://larepubliquedelart.com/jonathan-binet/), a souvent eu recours à des protocoles un peu loufoques, comme celui de sauter le plus haut possible pour laisser des traces de bombe sur le mur. Les pièces qu’il présente actuellement chez Balice Hertling, sa nouvelle galerie, peuvent sembler plus sages et relevant moins d’un aspect performatif. Mais elles sont aussi plus finies, plus maitrisées techniquement et font preuve d’une subtilité et d’une élégance, tant dans la conception que dans le choix des matériaux, qui sont aussi la preuve d’une maturité.

On y retrouve toutefois ses interrogations sur l’espace, le cadre, la manière d’en sortir. Ici, ce sont deux châssis de couleur différente qui se superposent, mais ne se recouvrent pas, laissant apparaître deux espaces parallèles ou un interstice qui donne la notion de volume. Là, c’est la toile qui déborde et semble prête à se répandre, comme si elle ne se suffisait plus du cadre dans lequel on l’a circonscrite. Tout cela pourrait sembler très raffiné, mais formel et froid, si l’artiste n’y ajoutait une touche de couleur. Et celle qu’il choisit n’est pas anodine. C’est un rose tendre qui vient s’inscrire à la limite de la toile ou former un demi-cercle que l’on peut voir comme un quartier de lune. Du coup, le minimalisme initial s’en trouve perverti, une chaleur, une douceur, presqu’une sensualité envahissent les œuvres. Il y a comme du Fred Sandback dans ce travail, qui délimitait l’espace de manière très rigoureuse, mais avec des fils de laine qui lui donnaient un aspect fragile et presqu’enfantin. Jonathan Binet reste fidèle à ce qui constitue l’essence de son travail, mais il le prolonge, le simplifie et lui ouvre des perspectives qui l’humanisent et le rendent plus immédiatement lisible.

-Michele Ciacciofera, The Library of encoded time, jusqu’au 6 avril à la galerie Michel Rein, 42 rue de Turenne 75003 Paris (www.michelrein.com)

-Ernesto Sartori, crepuscoli spiangenti, jusqu’au 30 mars à la galerie Marcelle Alix, 4 rue Jouye-Rouve 75020 Paris (www.marcellealix.com)

-Jonathan Binet, jusqu’au 9 mars à la galerie Balice Hertling, 239 rue Saint-martin 75003 Paris (www.balicehertling.com)

 

Images : 1 et 2, vues de l’exposition de Michele Ciacciofera à la galerie Michel Rein, Courtesy de l’artiste et de la galerie Michel Rein, Paris :Brussels (photos Florian Kleinefenn) ; 3,  vue de l’exposition d’Ernesto Sartori à la galerie Marcelle Alix (photo Aurelien Mole); 4, vue de l’exposition de Jonathan Binet à la galerie Balice Hertling (photo François Doury)

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