de Patrick Scemama

en savoir plus

La République de l'Art
Premières fois

Premières fois

Depuis quelques années -et surtout depuis le mouvement Black Lives Matter-, les artistes de couleur bénéficient d’une plus grande visibilité. Ce n’est que justice quand on pense aux décennies pendant lesquelles on les a relégués au second plan, à peine considérés ou associés à une forme d’art exotique. Désormais, le MoMA, entre autres, les a intégrés pleinement à leurs collections, d’importantes expositions leur sont consacrées et ils cartonnent dans les ventes aux enchères à Londres ou New York.

Mais comme pour tous ces phénomènes de libération de paroles longtemps brimées et qui ont soudain la possibilité de s’exprimer, on assiste à une surenchère, que le marché s’empresse de récupérer, logique capitaliste oblige. Ainsi, à côté d’immenses artistes comme Lynette Yadom-Boakye, Julie Mehretu, Glenn Ligon ou Rashid Johnson, on voit fleurir un peu partout des artistes dont le principal mérite semble se résumer à leur couleur de peau. Et lorsqu’on regarde ces ventes aux enchères anglosaxonnes, justement (en particulier celles de la maison Phillips), on constate que les prix les importants sont réalisés par des gens dont on connait à peine le nom, mais qui ont pour spécificité d’aborder les questions de racisme ou d’identité noire, pas toujours avec le plus grand talent. Les meilleures intentions ne font pas les meilleurs artistes et faire passer un message -si juste soit-il- ne donne pas de passeport pour la qualité. Mais c’est un excès qui se régulera de lui-même sans doute et on peut juste espérer alors que les vrais artistes garderont la place qu’ils devraient toujours avoir, qu’ils soient de couleur ou pas.

Alvaro Barrington, à qui, pour sa première exposition en France, la prestigieuse galerie Thaddaeus Ropac vient de confier les quatre étages de son espace du Marais, fait partie de ceux-là. Il est vrai qu’il a déjà une belle carrière derrière lui et qu’il a exposé, entre autres, au PS1 de New York. Il est né en 1983 au Venezuela de parents migrants originaires de Grenade et d’Haïti et il a grandi entre les Caraïbes et Brooklyn, avant de s’installer à Londres, où il vit actuellement. Comme le dit le communiqué de presse de la galerie : « Mêlant des références à la culture de rue, aux techniques artisanales traditionnelles et à l’histoire du modernisme, sa démarche artistique reflète la richesse de son expérience biographique ». Et, de fait, ce qui frappe en voyant son travail, c’est la diversité des influences, depuis la musique (le titre de l’exposition est tirée d’une chanson du rappeur canadien Drake et l’artiste déclare toujours concevoir l’exposition «comme un album avec deux ou trois chansons pop mais aussi avec des chansons plus expérimentales ») jusqu’à l’utilisation du textile qui témoigne autant des traditions artisanales transmises par les femmes de sa famille qu’à son goût pour la mode, en passant par sa réflexion sur la naissance de l’abstraction au XXe siècles ou son interrogation sur la manière de présenter les œuvres.

A la galerie Ropac, la majorité des pièces qu’il présente se composent de la même manière : un cadre en béton carré, certains pouvant peser très lourd, et qui donnent un côté urbain à l’œuvre, un tissu, moquette ou velours, inséré à l’intérieur, et sur ce tissu, une peinture représentant une silhouette qui danse ou se promène. Toutes ces œuvres ont été réalisées pendant le confinement et elles révèlent l’état de solitude et d’isolement dans lequel nous sommes. Elles sont aussi une mise en abyme de l’individu dans les différentes structures qui l’enferment. Au-delà, il y a une vraie confrontation des matériaux et des textures, certains considérés comme nobles, d’autres pas, une sorte d’hybridation, un multiculturalisme dont nous ne connaissons pas forcément les clefs, mais qui est source de richesse et donne aux œuvres une évidente force plastique. Il y a une forme de brutalité dans ce travail qui contraste avec beaucoup de douceur.

C’est aussi la première exposition que Mimosa Echard réalise à la galerie Chantal Crousel. Mais on avait déjà vu le travail de cette artiste née en 1986 à feu la galerie Samy Abraham ou au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Celui-ci fait cohabiter d’habitude des éléments vivants et d’autres qui ne le sont pas, des éléments humains et non-humains, dans des écosystèmes hybrides, où les choses se contaminent entre elles. Chez Chantal Crousel, les œuvres semblent plus figées. Elle y montre surtout un ensemble de grandes toiles, intitulées Numbs, qui ont pour base deux tirages photographiques accolés l’un à l’autre. Dans celui du bas, on voit les fesses nues d’une personne qui dort. Et tout au-dessus, c’est un ensemble de matériaux qu’elle a fixés et qu’on peut lire comme la matérialisation du rêve de cette personne. On y trouve aussi bien des perles en verre et en plastique que des miroirs, des bracelets, des élastiques ou des cheveux synthétiques. C’est tout un monde baroque et féminin où les objets les plus incongrus se superposent, se fondent, se chevauchent, créent une géographie de l’imaginaire puissamment onirique.

Ailleurs dans la galerie, ce sont des lampes-sculptures faites en perle de verre qui structurent l’espace. Sur certaines, une photo de l’artiste adolescente a été fixée et les ombres qu’elles projettent au sol ressemblent à des fleurs. D’autres pièces, sur acier inoxydable, sont recouvertes d’un bas et c’est à travers celui-ci qu’on devine une forme. En fait, tout se joue dans cette fluidité dans l’exposition, fluidité qui est celle des songes. Les images se forment mais pour mieux se dissoudre. Ou, au contraire, elles naissent du magma et du chaos. Il y a là une poésie évanescente et mystérieuse, à laquelle on peut rester insensible, mais qui finira par livrer ses secrets à ceux qui prennent la peine de s’y aventurer plus longuement.

-Alvaro Barrington, You don’t do it for the man, men never notice, You just do it for yourself, you’re the fucking coldest, jusqu’au 17 avril à la galerie Thaddaeus Ropac, 7 rue Debelleyme 75003 Paris (www.ropac.net)

-Mimosa Echard, Numbs, jusqu’au 10 avril à la galerie Chantal Crousel, 19 rue Charlot 75003 Paris (www.crousel.com)

Images: Alvaro Barrington, Poison, 2021 velvet, concrete, wood, mixed media on burlap paper 61 x 56 x 6 cm (24,02 x 22,05 x 2,36 in) 15 kg (ABA 1236); The Musician’s chains / Soul, 2021 hessian, yarn, spray paint, steelpan, 2 drums, steel chains Frame 224 x 193 x 45 cm (88,19 x 75,98 x 17,72 in) 65 kg (ABA 1257); Mimosa Echard, Numbs (Narcisse), 2021 Chassis aluminium, tirage photographique, perles en verre, perles en plastique, miroirs, élastiques, bracelets, cheveux synthétiques, pistils de fleurs, corde en soie, faux pistils de fleurs, cables électriques, gélules, ampoules en verre, fil de sequin, perles en nacre, organza, médium acrylique, laque acrylique, gloss. 260 x 120 x 6 cm | 102 3/8 x 47 2/8 x 2 3/8 inches Courtoisie de l’artiste et de la galerie Chantal Crousel, Paris. Photo: Aurélien Mole ; Sap 3, 2021 Perles de verre, ampoule, chaîne, câblage électrique. 263 x 8 x 8 cm | 103 1/2 x 3 1/8 x 3 1/8 inches Courtoisie de l’artiste et de la Galerie Chantal Crousel, Paris. Photo: Aurélien Mole.

Cette entrée a été publiée dans Expositions.

0

commentaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*