de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Sexe, tendresse et autres fébrilités

Sexe, tendresse et autres fébrilités

Le regard des femmes sur le corps de l’homme et sur la sexualité masculine est un phénomène récent en art, qui vient après des siècles de regard de l’homme sur le corps féminin et qui se différencie des stèles que les artistes gays ont pu dresser à l’objet de leurs fantasmes. Et il est loin encore d’être totalement accepté. Xinyi Cheng, par exemple, (cf Xinyi Cheng, peinture au poil – La République de l’Art (larepubliquedelart.com), cette artiste chinoise qui vit désormais en France, témoigna dès sa première exposition de sa fascination pour le corps masculin et en particulier pour la pilosité. Et l’anglaise Celia Hempton, qui expose actuellement à la galerie Sultana, se fit connaitre de manière encore plus directe : elle peignit, en plan serré, un pénis en érection ou une paire de testicules, de manière suffisamment réaliste pour qu’ils soient immédiatement reconnaissables, mais en les parant de couleurs fauves (des verts, des roses, des oranges) que n’auraient sans doute pas reniées Matisse ou Derain.

Pour l’exposition chez Sultana, l’artiste présente deux séries d’œuvres. La première est une série qu’elle a commencé il y a déjà quelques temps et qui est constituée de petits formats qu’elle exécute rapidement, le temps que dure la connexion qu’elle établit avec des inconnus sur des sites de sexe tels que Chat Ramdom. Là, elle peint ce qui apparait à l’écran, c’est-à-dire ce que l’homme veut bien montrer, son sexe ou son visage, son plaisir ou un détail du décor dans lequel il se trouve. Et sa peinture rend compte aussi de la luminosité, de la qualité de la connexion (qui est parfois assez mauvaise, parce que venant de l’autre bout du monde), de l’angle selon lequel est tournée la caméra, etc. Ce sont des peintures à grands traits, plus ou moins explicites, comme des esquisses, mais qui sont d’autant plus fascinantes qu’elles ne donnent à voir qu’une partie de l’ensemble et qui portent pour titre le lieu et la date de la connexion.

La deuxième série vient de caméras de surveillance comme l’entrée d’un ascenseur en Russie ou l’arrière d’un restaurant à Tokyo. Là, il n’y a plus d’humains, mais une sorte de temps arrêté qui oscille entre abstraction et figuration et montre des objets comme figés pour l’éternité. Elle relève d’un même voyeurisme, puisqu’elle passe par un intermédiaire pour représenter ce qui est vu. Mais surtout, et sans porter de jugement moral, elle fait preuve d’un même isolement, d’une solitude et d’une même mélancolie qui sont la marque de la communication d’aujourd’hui à l’heure digitale.

Le plus étonnant, cependant, se trouve dans un coin un peu caché de la galerie : il s’agit de trois encres sur papier de couleurs vives qui se fondent et qui représentent, en gros plan, les fesses et les testicules d’un garçon (son petit ami, nous dit-on). Là, Celia Hempton revient à ses fondamentaux et propose, avec une grâce infinie, mais aussi avec beaucoup d’aplomb, une vision vraiment culottée (si l’on peut dire) de l’anatomie masculine que sans doute seule une femme peut trancrire.

Beaucoup plus évanescent est l’univers d’Edi Dubien, ce très poétique artiste que l’on a découvert il y a quelques années avec des dessins et des aquarelles qui faisaient état d’une difficulté d’être, d’un trouble du genre, d’un lien puissant aux animaux et à la nature. Depuis, le travail de l’artiste a évolué, il s’est essayé à de plus grands formats, a travaillé d’autres techniques et a même eu droit à une grande exposition au Musée d’art contemporain de Lyon. Mais ses préoccupations sont restées les mêmes et sa fragilité inchangée.

L’exposition qu’il présente actuellement à la galerie Alain Gutharc est constituée essentiellement de peintures et de céramiques. Il s’agit de grands formats, qui mettent en scène un enfant au cœur des éléments, dans un équilibre précaire. La peinture en est aqueuse, comme une aquarelle et donne une impression de légèreté et de fluide, comme si rien n’était vraiment figé, comme si tout pouvait s’effacer. C’est beau, tendre et touchant, avec sans doute un sentiment d’apaisement, quelque chose de moins douloureux que dans ses travaux précédents. Christophe Honoré, avec qui il en train de concevoir un livre, a écrit le texte qui accompagne l’exposition. Dans celui-ci, il dit : « Je me suis blotti contre les coccinelles d’Edi, contre ses renards, ses lapins et ses fougères et ses chardons, avec cette manière si unique que possède Edi de nous donner l’impression que l’humain, l’animal et le végétal sont fabriqués de la même manière, comme une émanation commune, une apparition solidaire ; et tout contre eux, je me suis dit que si les figures de garçons ou d’enfants me semblaient marqués par un vide, qu’il me semblait qu’on leur avait tout pris sans rien leur donner, il me semblait aussi que les hommes ou le monde qui avaient par effraction arraché une part d’eux, avaient dans le même temps imprimé en eux quelque chose, un mouvement inédit, une douceur qui scalpe. »

Un mot, enfin, de la première exposition d’Armineh Negahdari qui se tient dans la « chambre d’ami.e.s » de Marcelle Alix, en marge d’une belle et désenchantée exposition de Liz Magor. Armineh Negahdari est une jeune artiste iranienne qui a fait ses études aux Beaux-Arts de Clermont-Ferrand et qui pratique essentiellement le dessin, qu’elle réalise souvent sur des papiers ou des toiles de récupération. De ses dessins naissent de petites figurines en terre cuite recouvertes de vieilles chaussettes imprégnées de poudre de graphite qui ressemblent à des reliques archéologiques que l’on viendrait d’extraire de la terre. Les personnages des dessins, comme les figurines, ont des expressions graves, figées, souvent juste esquissées mais néanmoins très présentes, et se livrent à des activités dont on ne saisit pas toujours le sens. Il y a une urgence dans ce travail, quelque chose d’impérieux que traduisent les traits rapides, presque rageurs, les frottements, mais aussi l’absence de couleurs, juste, parfois, le surlignement d’un trait. Cette fébrilité est sans doute liée à la situation politique de son pays et au sort qui y est réservé aux femmes, préoccupation qu’elle partage avec Tirdad Hashemi, une autre artiste iranienne récemment apparue sur la scène française et qui vient d’avoir une exposition chez gb agency. Mais pas que : on sent dans le travail de la jeune artiste quelque chose de métaphysique, de plus ancré dans le temps, quasi beckettien, qui interroge la condition humaine, au-delà des contingences sociétales et de l’actualité et qui pourrait faire penser, toutes proportions gardées, à la manière dont Twombly, avec ses graffitis, interrogeait la mythologie.

-Celia Hempton, jusqu’au 8 avril à la galerie Sultana, 75 rue Beaubourg 75003 Paris (www.galeriesultana.com)

-Edi Dubien, Les Cœurs envolés, jusqu’au 29 avril à la galerie Alain Gutharc, 7 rue Saint-Claude, 75003 Paris (www.alaingutharc.com)

– Armineh Negahdari, jusqu’au 1er avril à la galerie Marcelle Alix, 4 rue Jouye-Rouve 75020 Paris (www.marcellealix.com)

Images : Celia Hempton, Location Hidden, 20th July 2022, 2022, oil on aluminium 35 x 40 cm © aurelien mole / galerie sultana; vue de l’exposition d’Edi Dubien, Les Cœurs envolés, à la galerie Alain Gutharc ; Armineh Negahdari, Je suis ces trois moments, 2023, Oil, graphite and oil pastel on paper 3 x (25 x 38 cm) unique photo Aurelien Mole

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