de Patrick Scemama

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La République de l'Art
60 bougies pour la Fondation Maeght

60 bougies pour la Fondation Maeght

Halte magique dans l’arrière-pays niçois, lieu d’art, de beauté et de sérénité, la Fondation Maeght fête cette année son 60e anniversaire. Et elle le fait avec éclat, car elle inaugure, par la même occasion, de nouvelles salles qui ont été conçues sous la Cour Giacometti par l’architecte italien Silvio d’Ascia, dans le respect et le prolongement du bâtiment imaginé par Josep Lluís Sert. Ainsi, la Fondation peut-elle montrer en toutes saisons une partie de sa collection permanente et de ses nouvelles acquisitions (surtout dans deux salles qui ouvrent sur la vallée), tout en présentant dans les locaux historiques les expositions temporaires.

Celle de cet été réunit deux peintres, Matisse et Bonnard, qui se connurent très bien, eurent des échanges et des relations amicales, mais entretinrent aussi beaucoup des liens étroits avec les fondateurs du lieu, Marguerite et Aimé Maeght. Aimé Maeght rencontra Bonnard à Cannes, en 1932, alors qu’il travaillait comme dessinateur lithographe pour l’Imprimerie Robaudy et que Bonnard s’y était présenté pour superviser l’impression d’une lithographie. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, son épouse et lui se retirèrent dans l’arrière-pays niçois et c’est là qu’ils firent la connaissance Matisse, qui avait trouvé refuge à Vence. Aimé Maeght rencontra l’auteur de La Danse par l’intermédiaire de Bonnard, tandis que Marguerite lui fut présentée fortuitement, lors d’un rendez-vous chez le médecin. De ses rencontres naquirent des amitiés qui donnèrent naissance à des expositions et à l’ouverture de la galerie à Paris.

Matisse et Bonnard, eux, se connaissaient depuis longtemps, ils avaient une réelle admiration l’un pour l’autre et échangèrent une correspondance assez importante. Tous deux avaient commencé des études de droit, mais s’étaient tournés vers la peinture, en dépit des pressions familiales. Tous deux étaient attachés à leur liberté et n’avaient pas voulu se laisser enfermer dans le mouvement qui les avait fait connaitre (le fauvisme pour le premier, les nabis pour le second). Tous deux avaient cédé à la lumière du Sud et vivaient presqu’en voisins (Nice pour Matisse, Le Cannet pour Bonnard). Et lorsque Bonnard mourut, en 1947, on sait quelle fut la réaction de Matisse à la question que Christian Zervos, le critique, auteur du catalogue raisonné de Picasso, posait et qui sous-entendait une réponse négative : « Bonnard est-il un grand peintre ? » « Oui, répondit Matisse en barrant la page sur laquelle l’article était imprimé, je certifie que Pierre Bonnard était un grand peintre pour aujourd’hui et sûrement pour l’avenir ».

Pourtant, si les deux artistes avaient beaucoup de questionnements en commun, les réponses qu’ils y apportaient étaient radicalement différentes. Et c’est ce que montre l’exposition actuelle. Bonnard était un peintre de l’instant, du quotidien, de l’éphémère, alors que Matisse composait, mettait à distance, réduisait à l’essence du trait. Cette différence d’approche est particulièrement sensible dans les portraits. Pour Matisse, le portrait exige une identification complète entre le peintre et son modèle, il préfère que celui-ci garde la pose et multiplie les esquisses pour explorer les différentes facettes qui composent sa personnalité. A force de simplification il aboutit à des visages qui deviennent comme des masques et flirtent avec l’abstraction. Bonnard, au contraire, a un rapport beaucoup plus immédiat au modèle, qu’il encourage à « vivre autour de lui » et qu’il intègre de manière diffuse dans des paysages ou des intérieurs. Son modèle privilégié est Marthe, son épouse, qu’il représente souvent nue, au bain ou dans des moments de toilette, en faisant en sorte que les détails du corps se fondent dans la composition globale de la toile et dans une couche picturale qui est souvent très mince.

Cela se traduit par des dessins très différents d’un artiste à l’autre. Ceux de Matisse sont nets, clairs, d’une ligne parfaitement pure et précise. Ceux de Bonnard, au contraire, sont touffus, fiévreux, vaporeux, à peine esquissés. C’est le mouvement et la sensation qui l’intéressent, plus que la netteté du résultat fini. Il en va de même des objets que l’un et l’autre traitent de manière très différente. Matisse en collectionne de nombreuses provenances, les fait interagir entre eux et leur donne un statut différent d’une toile à une autre. Bonnard, au contraire, se contente des objets qui l’entoure, en magnifie la beauté, fait l’éloge de leur simplicité. Bref, même s’ils se retrouvent dans un travail acharné sur la couleur (mais encore pour des résultats très différents), les deux artistes ont peu en commun, l’un est un instinctif, sensible, guidé par l’émotion tandis que l’autre évolue toujours dans une démarche que l’on pourrait presque qualifier de conceptuelle, à tel point que l’on finit par se demander s’il est judicieux de leur consacrer une exposition commune et si leurs deux noms sur l’affiche n’est pas juste un prétexte pour attirer le public. Mais les œuvres qu’on y voit y sont si belles, on prend tant de plaisir à les regarder que nos réticences s’évanouissent et qu’on s’abandonne à la contemplation pure.

A noter qu’à l’occasion de ce 60e anniversaire, la Fondation renoue avec sa tradition qui fut de présenter des concerts, des lectures ou des spectacles de danse. Ainsi, Merce Cunningham y créa-t-il un de ses Museum Events, en 1966, dans le cadre de la première présentation en France de sa compagnie, et Luciano Berio offrit la primeur de sa Sequenza XI pour guitare en 1988. Ce sont à ces illustres artistes, entre autres, que Gerard & Kelly rendirent hommage lors d’une très inspirée performance qui eut lieu deux soirs de suite la semaine dernière, dans différents espaces du bâtiment. Mais d’autres événements sont au programme comme des lectures de textes sur l’art et la poésie par Amira Casar et Thibault de Montalembert, le 25 juillet, ou une soirée anniversaire avec un concert de Thomas Enhco et Vassilena Serafimova, le 28. Enfin, la Fondation ne reculant devant rien, elle affichera le bad boy du rock anglais, la star du destroy, Peter Doherty, le 15 août. Le silence des « Hommes qui marchent » de Giacometti risque d’en prendre un coup !

Bonnard-Matisse, amitiés, jusqu’au 6 octobre à la Fondation Maeght 06570 Saint-Paul de Vence (www.fondation-maeght.com)

Images : Vue extérieure de l’extension de la Fondation Maeght, Photo Sergio Grazia, Pierre Roy-Camille, Luciole, 2014, Huile et encre sur papier brillant, Jose-Manuel Broto, Troisième journée, 1989, Acrylique sur toile, Bram Van Velde, Sans titre, 1963, Gouache sur papier marouflé sur toile, Joan Miró, Charles Marq, vitrail, 1979, verre © Successió Miró / ADAGP, Paris, 2024 ; Henri Matisse Figure assise et le Torse Grec (La gandoura), 1939 Huile et crayon sur toile, 73 x 60 cm. Nahmad Collection © Succession H. Matisse ; Pierre Bonnard Nu de dos à la toilette, hiver 1934 Huile et crayon sur panneau de bois, 107,3 x 74 cm x 30 cm. Collection Centre Pompidou – Musée National d’art moderne – Centre de création Photo Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. GrandPalaisRmn / Jean-Claude Planchet

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