Anish Kapoor, victime de la Manif pour tous?
Pour être tout à fait honnête, je n’avais pas l’intention d’écrire sur l’exposition Anish Kapoor à Versailles. Non que je ne sois pas sensible au travail du sculpteur anglais (encore que ses miroirs concaves qu’il a essaimés dans le monde entier ont un peu fini par me lasser), mais il me semble que la presse l’a suffisamment fait, qu’il y a autre chose à découvrir et à faire connaître et que cette exposition-ci ne constitue qu’une redite, certes efficace, mais peu novatrice, de son travail. Et puis les scandales qui accompagnent systématiquement les expositions d’art contemporain à Versailles (le cœur en acier de Jeff Koons, les fleurs kitsch et multicolores de Murakami, le lustre en tampons hygiéniques de Joana Vasconcelos) font partie d’un folklore attendu qui ne mérite pas trop qu’on s’y arrête.
Si je me décide à prendre la plume aujourd’hui, c’est parce qu’une de ses sculptures (Dirty Corner, celle justement, qui a fait scandale, parce que l’artiste l’aurait surnommée, dans une interview, « le vagin de la Reine », ce dont d’ailleurs il se défend) vient d’être vandalisée et que ce geste, même s’il n’a pas de conséquences dramatiques (il ne s’agit que des jets de peinture jaune, apparemment faciles à nettoyer), me semble inquiétant. Parce qu’il intervient quelques mois après le sabotage, par un groupe d’inconnus, du « Plug/Tree » de Paul McCarthy sur la Place Vendôme. Et parce qu’il témoigne d’un accroissement du climat d’intolérance et de sectarisme qui sévit actuellement en France, pays qui reste – on veut le croire malgré tout – celui des Lumières et la Déclaration des droits de l’homme.
L’artiste ne s’est pas trompé, qui a répondu très intelligemment dans une interview parue hier dans Le Figaro : « Si cet acte de vandalisme dit quelque chose, cela parle plus d’une forme d’intolérance qui apparait en France que d’art quel qu’il soit. Le problème me semble plus politique qu’autre chose, il renvoie à une fraction que l’on dit très minoritaire pour laquelle tout acte créatif est une mise en danger d’un passé sacralisé à l’extrême pour des desseins qui n’ont rien d’artistique. » Il a raison. En fait, le discours poujadiste selon lequel l’art d’aujourd’hui serait une insulte à la beauté et à l’harmonie de l’art classique, qu’il chercherait à mettre en danger nos grandes traditions culturelles et que ses préoccupations seraient essentiellement mercantiles, n’est pas nouveau. On le trouve dans la bouche de responsables politiques réactionnaires (de droite comme de gauche, d’ailleurs, la bêtise n’épargnant personne, mais l’extrême-droite s’est quand-même montrée particulièrement virulente sur le sujet), d’associations qui entendent tellement préserver le patrimoine qu’elles en deviennent hostiles à tout changement (et font en sorte, par exemple, que la Fondation Pinault, qui devait s’installer sur l’Ile Seguin, trouve refuge à Venise, oubliant toutes les retombées économiques bénéfiques qu’une telle installation aurait pu engendrer) ou dans celles de citoyens lambda, qui n’ont pas d’idées particulières, mais rejettent par nature tout ce n’est pas conforme à ce qu’ils connaissent déjà et réservent à l’art contemporain le même sort qu’ils auraient réservé, à l’époque, aux Impressionnistes, qu’aujourd’hui ils adorent. Mais jusqu’à présent, au moins, ce discours restait au stade de discours, il pouvait empêcher ou perturber certaines manifestations, mais ils n’agissaient pas directement sur les œuvres (à l’exception de certains cas isolés qui étaient plus le fait de détraqués, comme la folle qui, soit disant par attirance artistique, avait posé ses lèvres sur une toile de Twombly à la Collection Lambert). Or aujourd’hui, on assiste à un glissement, qui fait qu’on ne se contente plus de dénoncer les œuvres ou de les nier, mais qu’on cherche purement et simplement à les endommager, voire à les détruire, un peu comme les terroristes de Daesch qui s’attaquent à tous les symboles qu’ils estiment aller à l’encontre de leurs croyances religieuses.
Ce glissement, il me semble – peut-être à tort – vient d’une libéralisation et d’une banalisation d’une certaine parole qui n’est pas lien avec ce qui s’est passé lors la constitution de la « Manif pour tous » (et qu’on aurait tort, d’ailleurs, de lier exclusivement à l’extrême-droite). Pendant le débat sur le mariage gay, en effet, qui n’aurait dû être qu’une formalité quand on voit qu’un pays aussi catholique que l’Irlande l’a adopté sans la moindre difficulté, qui plus est par référendum, et sans doute parce que le gouvernement, pour ne froisser personne, n’est pas allé assez vite sur le sujet, on a donné un espace de liberté à des gens qui ont tout d’un coup pu dire tout haut les horreurs qu’ils pensaient tout bas et qui ont eu le sentiment qu’ils pouvaient le faire en toute impunité. En somme, on leur a donné une forme de légitimation. Comme les adversaires de l’art contemporain qui imaginent toujours qu’on cherche à mettre à mal la grandeur de leur passé grandiose (mais de quel passé s’agit-il exactement?), ils voyaient dans l’union de personnes du même sexe une attaque frontale contre ce qui constitue pour eux l’élément constitutif de la famille et, plus loin, de la société : le mariage. Dans le même temps, alors qu’on était censé améliorer la condition des homosexuels, les agressions homophobes augmentaient considérablement. Car la prolifération de ce discours haineux, le fait qu’il puisse être entendu, qu’il permette à des groupes de se constituer et d’occuper une place dans l’espace publique ne sont bien sûr pas sans conséquence. Ils incitent au non-respect, à la non-considération de l’œuvre ou de l’individu et donnent à certains hooligans (je ne dis pas bien sûr qu’il s’agit de tous les adversaires de l’art contemporain ou de tous les partisans de la « Manif pour tous ») l’impression que tout leur est permis, que les règles qui fondent la démocratie et celles de notre « vivre ensemble » ne les concernent plus. Aujourd’hui, on ne débat plus, on ne cherche même plus à comprendre ou à analyser : on détruit. Bientôt, on ira casser des œuvres comme on va « casser du pédé ».
Ce glissement, qui n’est pas non plus sans lien avec le retour du religieux dans notre société, il faut bien sûr le combattre. Car si on ne réagit pas dès aujourd’hui avec force, on ne s’offusquera pas demain que par la plainte d’un individu ou parce qu’un autre – et pour des raisons qui lui sont personnelles – l’aura trouvé insultante, on fasse disparaitre une œuvre (c’est aussi ce qui s’est passé à Hayange où le maire, trouvant moche une œuvre-fontaine, l’a faite repeindre en bleu, puis l’a tout simplement déplacée). Encore une fois, on a tout à fait le droit de ne pas aimer et de critiquer l’art contemporain (et on est en droit de penser tout le mal qu’on veut du Dirty Corner de Versailles). Mais il est d’autres manières de le faire qu’en s’attaquant aux œuvres elles-mêmes. D’ailleurs, les vandales ne sont pas très intelligents qui, cherchant à détériorer la sculpture, ne font qu’attirer l’attention sur elle. Anish Kapoor a aussi raison, dans cette même interview, de dire que « l’aspect positif de cette histoire violente et négative est que ce vandalisme aveugle prouve le pouvoir de l’art qui intrigue, dérange, fait bouger les limites. »Dans les années 30, les Nazis, parce qu’ils n’avaient pas d’arguments convaincants à leur opposer, ont brûlé les livres qui les dérangeaient. Ils n’ont pas empêché leur contenu de circuler.
Images : Dirty Corner , 2011-2015, Courtesy Lisson Gallery, Galleria Massimo Minini, Galleria Continua, Kamel Mennour and Kapoor Studio, Photo: © Fabrice Seixas ; Descension 2014 Courtesy Kapoor Studio and Kamel Mennour Photo: Fabrice Seixas
33 Réponses pour Anish Kapoor, victime de la Manif pour tous?
RECTIFICATIF
« Mon siège est fait »
je laisse leur coeur (leur cour,c’est un autre problème!)
PS
La manifestation pseudo-artistique l’Artdans les Chapelles mériterait semblable coup de balai par son obstination à boucher une nef, un retable, à défigurer un édifice par tous les moyens. Je ne désespère pas…
MC
Les diners mondains à Versailles n’ont jamais été aussi nombreux que du temps de Gérald Van der Kemp, M. Court, ce qui a permis, grâce à l’argent des Américains, de remettre le château dans ses meubles. Il semble que sous Aillagon l’argent rentre de nouveau à flot dans les caisses !
A Court: quand on s’appelle Mr Court, on s’abstient de faire des jeux de mots sur le nom des autres. C’est s’exposer à toute une série de quolibets que je n’aurai pas la bassesse de développer ici.
« l’aspect positif de cette histoire violente et négative est que ce vandalisme aveugle prouve le pouvoir de l’art qui intrigue, dérange, fait bouger les limites. »
…Je crains un brin d’optimisme démesuré dans ce constat, une surévaluation du pouvoir de l’art, voire un poil de prétention mais c’est surement par excès de pessimisme.
Bravo pour la COURtoisie à mon égard, cela révèle le personnage
pour info
« Jazz et Peinture » : wwww.jazz-chesnel.com
pardon : http://www.jazz-chesnel.com
Deux remarques: Patrick Scemama, il ne s’agissait pas d’un jeu de mots mais d’une coquille.
Jacques Chesnel: vous nous proclamez régulièrement votre age et votre jeunesse d’esprit. Est-ce un délit d’appeler les choses par leur nom.
Il y a quand meme une notable différence, Jacques Barozzi, entre la société de Gérald Van der Kemp et la notre. Lui faisait attention au bati du chateau.il y a dans les Mémoires de Suzanne Borel un grand raout organisé pour sauver Versailles en 1953 ou l’on vient prévenir l’organisatrice qu’il y a trop de monde, le plancher de la Galerie des Glaces ne pouvant supporter que tant de personnes. Et l’on commence à évacuer la Galerie surchargée, menaçant de crouler.Je doute que la direction actuelle, dont la déesse est la billeterie, soit sensible à cet aspect là.
MC
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