de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Arles, les étoiles et la nuit

Arles, les étoiles et la nuit

C’est le genre d’expositions que Jean de Loisy (ici en collaboration avec Bice Curiger, la directrice de la Fondation Van Gogh) aime bien réaliser. Celles dans lesquelles il mélange les styles, les époques, les provenances autour d’un thème général et fédérateur (on se souvient par exemple de Traces du sacré au Centre Pompidou ou des Maîtres du désordre au Musée du Quai Branly) et qui peuvent faire parfois penser à un cabinet de curiosités. Le prétexte est ici la célèbre toile de Van Gogh, La Nuit étoilée, peinte à Arles en 1888, et que le Musée d’Orsay a accepté de prêter dans le cadre de la manifestation célébrant les 150 ans de l’Impressionnisme, qui correspond aussi au 10e anniversaire de Luma Arles, le projet initié par la mécène suisse Maja Hoffmann. A partir de ce chef-d’œuvre, les deux commissaires ont imaginé une exposition autour de Van Gogh et des étoiles, c’est-à-dire en mettant en perspective les sources dans lesquelles puisa l’artiste pour le réaliser, mais aussi l’influence qu’il eut par la suite.

Car dans la seconde moitié du XXe siècle, sous l’influence d’écrivains tels que Jules Verne ou Victor Hugo et de savants comme Camille Flammarion, dont les écrits sont tirés à des centaines de milliers d’exemplaires, l’astronomie devient très populaire. Elle est divulguée et vulgarisée dans des revues dont l’impact est considérable et dont les illustrations frappent l’imagination. Il s’agit parfois de science-fiction ou de considérations métaphysiques un peu hasardeuses, mais elles traduisent un climat de mystère, d’ésotérisme et de symbolisme qui passionnent les foules et donnent à l’époque sa couleur et son ambiance.

Les artistes, bien sûr, participent de cet engouement pour le ciel. Les contemporains français de Van Gogh, d’abord, comme Corot ou Millet, qui s’intéressent aux effets de nuit et à la compréhension du Cosmos. Puis ceux qui s’inscrivent dans ce sillage comme Munch, Kupka, Malevitch ou Georgia O’Keeffe. Mais aussi d’autres, venus de culture nordique ou de l’Est, comme Akseli Gallen-Kallela, James Ensor, Wenzel Hablik ou Constantin Čiurlionis. Et les illustrateurs scientifiques ne sont pas en reste, comme Etienne Léopold Trouvelot ou Lord Rosse qui dessine des galaxies spiralées qui sont très proches de celles de l’auteur des Tournesols. Enfin, il est à noter que c’est aussi l’époque qui voit se généraliser l’éclairage public, enjeu de sécurité urbaine. Si Londres est totalement illuminée au gaz dès 1840, il faut attendre 1855 pour Paris et encore trente ans plus tard pour Arles. Cette lumière artificielle qui transforme la nuit et symbolise le progrès sera la source d’inspiration de nombreuses œuvres et Van Gogh lui-même cherchera plusieurs fois à en représenter la diffraction colorée.

Divisée en plusieurs chapitres tels que « Ténèbres », « Firmament », « Cosmos », etc., et faisant appel à plus de 7O artistes, l’exposition montre toutes ces variations autour des étoiles, de la nuit et de la lumière. La Nuit étoilée de Van Gogh en est bien sûr le pivot, mais tout autour gravitent des pépites comme ce Quai d’Ostende sous la pluie de Léon Spilliaert ou le Sternenhimmel d’Augusto Giacometti. Et l’art contemporain n’est pas oublié, puisque cette question continue de fasciner les artistes de notre époque. Parmi eux, on pourrait noter l’impression mobile, tout de force et de fragilité, d’Alicja Kwade, la lune si poétique de Tony Cragg, le marbre si mystérieux de Charbel-joseph H. Boutros qui enserre un morceau de nuit ou encore les pièces pleines de fantaisie et d’imagination de Jean-Michel Alberola et de Franck Scurti, vieux compagnons de route de Jean de Loisy. Bref, une exposition foisonnante, multiple et dense qu’il faudrait revoir plusieurs fois pour en épuiser les richesses.

Dans l’exposition figurent aussi deux petites œuvres de Djabril Boukhenaïssi, ce jeune peintre dont il a été récemment question dans ces colonnes (cf Djabril Boukhenaïssi, éloge de la disparition – La République de l’Art (larepubliquedelart.com). Or il se trouve qu’il expose au même moment à la Fondation Lee Ufan, après avoir été lauréat du 1er Prix Art et Environnement décerné par cette Fondation et Guerlain, et suite à la résidence qu’il y a effectuée. Et le thème en est encore la nuit, cette nuit que l’on ne parvient plus à ressentir complètement, puisqu’elle est polluée par l’éclairage urbain qui empêche un tiers de la population mondiale de la contempler (d’où le titre de l’exposition, A ténèbres, expression du XIXe siècle qui signifie « à la nuit tombée »). Elle poursuit aussi l’exposition que l’artiste a présenté il y a peu à la galerie Sator de Romainville et qui explorait le thème de la « phalène », ce papillon… de nuit qui se heurte aux fenêtres et que Djabril Boukhenaïssi, très nourri par la littérature, a associé à Virginia Woolf et à son roman, Les Vagues. Ici, c’est toute une nouvelle série de gravures et de peintures qu’il a réalisée, entre autres sur le site arlésien des Alyscamps, cette nécropole déjà peinte par Van Gogh et Gauguin, où le violet, symbole de la nuit, domine (pour les peintures), où le fantastique prend peu à peu sa place (pour les gravures) et où partout domine un sentiment d’éphémère, de fragile et de disparition. L’exposition est inspirée, poétique et plonge dans une ambiance à la fois contemporaine et proche du symbolisme raffiné et un peu crépusculaire de la fin du XIXe siècle.

Van Gogh et les étoiles, jusqu’au 8 septembre à la Fondation Van Gogh d’Arles (www.fondation-vincentvangogh-arles.org)

-Djabril Boukhenaïssi, A ténèbres, jusqu’au 1er septembre à Lee Ufan Arles (www.leeufan-arles.org)

Images : Wenzel Hablik, Sternenhimmel (Ciel étoilé), 1909 Huile sur toile, 200 × 200 cm Wenzel Hablik Museum, Itzehoe Crédits : Wenzel-Hablik-Foundation, Itzehoe ; Aklesi Gallen-Kallela, Tuonelan matkalla (Sur la route de Tuonela), 1888-1894 Huile sur toile, 138,5 × 39,5 cm Fondation Gösta Serlachius, Mäntta Crédits : Photo Hannu Miettinen ; Djabril Boukhenaïssi À ténèbres, 2024 Eau-forte, aquatinte et pointe sèche sur cuivre 16 x 31,5 cm Edition de 45 ex

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