de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Avant et après l’orage

Avant et après l’orage

En se rendant à la Bourse de Commerce, voir Avant l’orage, le nouvel accrochage de la Collection Pinault dû à sa récente directrice, Emma Lavigne, on se dit qu’on va assister à une énième exposition sur l’anthropocène et la catastrophe écologique. Certes, le sujet est d’importance, il est même primordial aujourd’hui, mais il y a tant d’expositions qui le traitent, comme la question du néo-colonialisme récemment, qu’il est devenu cliché et qu’on a peur d’y trouver le même catalogue de bonnes intentions qu’on voit fleurir un peu partout. Mais lorsqu’on est à l’intérieur du bâtiment, les craintes tombent, tant les œuvres proposées sont fortes et bien présentées. Ce ne sont que des œuvres de la Collection, qui ont déjà été vues à différentes reprises pour certaines, mais leur choix est tellement judicieux et leur juxtaposition tellement porteuse de sens qu’on ne peut que rester admiratif devant cette présentation et se demander presque si l’ensemble n’est pas trop beau et, au fond, trop esthétique, pour évoquer un sujet aussi dramatique.

L’exposition s’ouvre par l’installation spectaculaire que Danh Vo a concocté pour la Rotonde. Il s’agit de branches mortes retrouvées dans une forêt française après une tempête, auxquelles il a tenté de redonner vie en les faisant s’accrocher sur des échafaudages et en y intégrant des sculptures et des morceaux de bois donnés par Craig McNamara, le fils de Robert McNamara, ancien secrétaire à la Défense, qui a été directement en charge de la guerre du Vietnam. Ce n’est peut-être pas l’installation la plus réussie de ce merveilleux artiste, dont la famille a été contrainte, justement, de fuir ce pays (l’installation qu’il avait proposée l’an passé au Fresnoy de Tourcoing me semblait plus forte, cf Enrique Ramirez et Agnès Thurnauer, traversées dans le Nord – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)), mais elle sidère par ses proportions et c’est ce type d’œuvres qu’a besoin cet espace imposant, inondé par la lumière de la verrière.

Toujours au rez-de-chaussée, dans les vitrines, Edith Dekyndt a installé des objets qui sont le prolongement d’une vidéo réalisée à côté de la tombe du philosophe martiniquais Edouard Glissant et qui montre un drapeau fait de cheveux, planté à l’endroit même où fit naufrage, en 1830, un bateau de traite clandestine transportant des captifs africains. Et à ce même niveau, Tacita Dean, qui aura l’honneur de la Rotonde à partir du mois de mai, montre un exceptionnel dessin à la craie qui symbolise l’instabilité de notre monde, tandis que Diana Thater présente un ensemble de vidéos, dont une, troublante, qui figure deux formes poétiques dans le ciel, que l’on croit d’abord être des nuages, alors qu’elles sont la fumée d’incendies qui ont ravagé la Californie.

Dans les étages, ce sont Hicham Berrada, qui propose sa non moins spectaculaire vidéo Présage et qui bénéficie en ce moment d’une exposition personnelle à la galerie kamel mennour, Thu Van Tran, Robert Gober et Pierre Huyghe (présent aussi au sous-sol avec l’incroyable film Human Mask), entre autres, qui témoignent des ravages auxquels nous expose le dérèglement climatique. En fait, on ne sait pas quoi admirer le plus dans cette exposition, comme la salle qui présente tous les petits paysages de Lucas Arruda, sidérants de poésie et de beauté et dans laquelle on pourrait rester des heures. S’il fallait toutefois choisir deux propositions, je choisirais celles-ci : la rencontre entre le polyptyque Coronation of Sesostris de Cy Twombly et les installations de feuilles si délicates et fragiles de Daniel Steegman Mangrané et la salle qui fait dialoguer une photo de Félix Gonzalez-Torres représentant la tombe recouverte de fleurs de Gertrude Stein et de sa compagne Alice B. Toklas et un meuble dans lequel Benoit Piéron a fait pousser des végétaux sélectionnés pour leurs propriétés pharmacologiques. Là, le vivant et le non-vivant se rejoignent, la nature et la culture s’imbriquent et quelque chose se murmure, qui est de l’ordre de l’ineffable.

On retrouve Félix-Gonzalez Torres et Benoit Piéron au Palais de Tokyo dans une exposition consacrée à un autre orage, et non des moindres : celui qu’a constitué l’arrivée du Sida dans les années 80. Exposé.es (c’est le titre de l’exposition) est inspirée de Ce que le sida m’a fait. Art et activisme à la fin du 20e siècle, le livre qu’Elisabeth Lebovici a publié aux Presses du Réel en 2017. Mais alors que la Bourse de Commerce abordait de front son sujet, le Palais de Tokyo tergiverse, tourne autour du pot, ne parvient pas à déterminer un angle précis. Le Sida y est pris « non pas comme le sujet, mais comme une grille de lecture pour reconsidérer des pratiques artistiques exposée à l’épidémie », tient à préciser François Piron, le commissaire. « A l’opposé d’une commémoration, l’exposition brouille les temporalités en portant un discours au présent ».

Elle noie surtout le poisson en n’osant pas dire les choses par leur nom et en n’osant pas regarder l’atroce réalité de la maladie en face. Pourquoi tant de sujets détournés comme l’œuvre de Jesse Darling qui récupère les rebuts des expositions de Félix-Gonzalez Torres pour en faire une sorte de sanctuaire ou le travail photographique de Moyra Davey qui interroge les lacunes du système de santé américain en faisant appel à Hervé Guibert ? Pourquoi tant d’œuvres féministes, comme la réactivation de l’intervention que Zoe Leonard avait réalisée à la Documenta de Kassel en 1992, qui est certes puissante, mais qui n’a qu’un vague rapport avec le sujet ? Pourquoi tant d’œuvres conceptuelles et froides, comme la salle montrant le plancher de travers de Philippe Thomas, aux côtés de pièces elles-aussi très subtiles de Henrik Olesen, mais qui évoquent davantage l’identité queer que la maladie ? On a l’impression que le commissaire cherche à rester au stade de l’intellect, sans jamais verser dans l’affect qui fut pourtant si fort au moment de l’épidémie, et même lorsqu’il fait intervenir des artistes qui ont eux-mêmes été touchés par le Sida, il le fait avec des pièces de moindre importance comme le « Portrait » de Félix Gonzalez-Torres, qui n’est en rien une de ses œuvres les plus représentatives. Il faut attendre les dernières salles pour que le corps, enfin, apparaisse – avec les pièces de Nan Goldin, de Derek Jarman, de Michel Journiac, de Bruno Pelassy et l’émouvante installation Georges Tony Stoll- et que l’émotion naisse. Mais c’est un peu tard. L’exposition sur l’art et le Sida reste à faire.

Avant l’orage à la Bourse de Commerce / Pinault collection (www.pinaultcollection.com)

Exposé.es, jusqu’au 14 mai au Palais de Tokyo (www.palaisdetokyo.com)

Images : Tacita Dean, Foreign Policy, 2016, Craie sur tableau noir, 244 x 244 cm.© Tacita Dean. Courtesy Tacita Dean Marian Goodman Gallery New York/ Paris; Frith Street Gallery, London / Photo Fredrik Nilsen Studio 15; Daniel Steegmann Mangrané, Geometric Nature / Biology, 2021, split Beech branch and elastic cords, 60 x 40 cm Courtesy of the artist and Mendes Wood DM, São Paulo, Brussels, New York, Cy Twombly, Coronation of Sesostris, 2000, Acrylic, wax crayon and pencil on canvas, 10 parts, © Cy Twombly Foundation, Vue de l’exposition « Avant l’orage » © Tadao Ando Architect & Associates, Niney et Marca Architectes, agence Pierre-Antoine Gatier. Photo : Aurélien Mole Courtesy Pinault Collection ; Hervé Guibert, Sienne, 1979, photographie, tirage argentique, 14,5 x 21,9 cm. Courtesy Christine Guibert et Les Douches la Galerie (Paris)

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