de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Avec ou sans corps

Avec ou sans corps

Après la Fiac et dans l’attente des fêtes de fin d’année, l’effervescence est quelque peu retombée dans les galeries parisiennes. Mais elles n’en font pas moins des propositions qui méritent le détour. En voici quelques exemples, qui ont pour point commun de mettre en avant la question du corps :

Chez gb agency, tout d’abord, qui présente Everything That Rises Must Converge, la nouvelle exposition de l’artiste israélo-berlinois, Omer Fast, le corps est celui, bien réel, de quatre acteurs de films X. Car la vidéo d’une durée exceptionnelle (presque une heure), qui constitue l’essentiel de l’exposition, raconte, en quatre projections simultanées et synchronisées, vingt-quatre heures de la vie de ces acteurs vivant à Los Angeles. Mais le récit est interrompu par d’autres, qui apparemment n’ont rien à voir, comme celui d’une jeune femme noire dépressive, qui cherche par tous les moyens à accrocher l’attention de son mari ou celui d’une jeune actrice qui lit un texte et se demande quel rôle elle doit jouer dans ce drame social et humain. Comme d’habitude, Omer Fast brouille les pistes et on n’est pas sûr, au bout du compte, de bien savoir où il veut exactement en venir. Mais il le fait avec un tel brio, une telle science technique et une connaissance si pertinente des modes de narration cinématographiques qu’on reste scotché à son fauteuil pendant toute la projection, désireux d’en connaître la fin (on est presque là dans la production et la conception d’un film de cinéma). Ce maître des réalités qui se superposent, des langages qui se substituent, des histoires qui s’imbriquent parvient toujours à nous surprendre et à créer une sorte d’OVNI cinématographique qui n’en finit pas de poser question. A noter qu’au premier étage de la galerie (Level One) et comme pour répondre à la froide perfection d’Omer Fast, deux jeunes artistes argentins, Nicola Bacal et Pablo Accinelli, présentent leurs travaux bricolés, artisanaux et poétiques, qui interrogent, de manière ludique et sensible, les notions d’espace et de temps.

Autre corps: celui d’Alina Szapocznikow, cette artiste polonaise morte en 1973, à l’âge de 47 ans et dont, grâce au travail de la galerie Loevenbruck, on ne finit pas de redécouvrir le travail (elle a même eu récemment une exposition à Beaubourg). Là, dans cette même galerie, ce sont ces œuvres lumineuses qui sont à voir, c’est-à-dire des lampes ou des pièces éclairées qui reproduisent des seins, des lèvres, des fesses ou des sexes en érection. On n’est pas toujours très à l’aise devant ces formes arrondies et charnelles qui, comme le dit Arnaud Labelle-Rojoux dans le communiqué de presse, « revêtent une beauté perverse, érotique, vénéneuse – un côté Fleurs du mal -, sur un mode esthétique empreint d’une bizarrerie hallucinatoire très fin de siècle », mais force est de reconnaître qu’elles ne laissent pas indifférent, ne serait-ce que par la chaleur étrange et inquiétante qu’elles diffusent à l’intérieur du froid « white cube ».

GMA-Révolte-Logique-II-18C’est le corps qui est aussi au centre de la nouvelle exposition, Révolte logique, part II, que présente la galerie Marcelle Alix. Mais un corps moins directement réaliste que celui d’Alina Szapocznikow, un corps plus suggéré, un corps pasolinien qui incite au renversement radical des valeurs, un corps « politique », en somme, dans la mesure où il peut « se désigner lui-même comme instrument de scandale ». Et il s’incarne essentiellement ici dans les œuvres d’une jeune artiste autrichienne, Iris Dittler, qui expose pour la toute première fois. Tout autant performeuse (danseuse) qu’artiste, la jeune femme présente des sculptures et des dessins qui rappellent les positions basiques de la posture humaine, en lien bien sûr avec l’expression corporelle. Une sculpture évoque la position debout, une autre la position couchée avec une économie de moyens, un refus du décoratif et du matériau noble (certains éléments proviennent de récupération) qui font penser à un Giacometti sans affects. Et une série de dessins représente uniquement à travers des mots (les sensations ressenties par l’artiste à un moment précis) le corps humain. Ce qui surprend, dans le travail d’une aussi jeune artiste (elle n’a que 28 ans), c’est la simplicité et la précision avec lesquelles elle parvient à rendre palpable l’enveloppe charnelle. Et l’empathie aussi, car malgré la pauvreté des matériaux et la rigueur des formes, ses œuvres ne paraissent jamais froides, elles sont porteuses de la tradition autrichienne, qui, de Schiele aux actionnistes viennois, a toujours fait du corps un moteur essentiel de la revendication ou de l’affirmation de soi. Autour d’elle, des artistes plus avancés dans la carrière comme Sharon Hayes, Mathieu Abonnenc (une série de dessins qui copient celui de l’artiste américaine Adrian Piper dans lequel elle exprime son désir pour Pontus Hulten, le premier directeur du Centre Pompidou) ou même Ernesto Sartori complètent l’exposition, mais ce sont surtout ses pièces, à la fois fragiles et fortes, légères et lourdes de sens, qui retiennent l’attention.

De corps, encore, il est bien sûr question (il n’est même question que de cela) dans les photos de Ryan McGinley que présente la galerie Perrotin : des grands formats qui représentent ses amis nus, l’été, dans la campagne américaine. Mais ce qui faisait le charme, avant, du jeune photographe américain héritier de Nan Goldin et ami de Dash Snow et de Dan Colen, c’était la spontanéité, la fraîcheur, l’érotisme gentil. Là, les images sont davantage mises en scène et deviennent plus banales, même si certaines font encore preuve d’un beau sens de la composition (comme celles dans lesquelles interviennent des animaux). A noter que dans l’autre espace de la galerie, Sophie Calle présente une nouvelle exposition Dérobés, qui reprend le principe qu’elle a déjà appliqué à des œuvres anciennes et qui consiste à faire décrire à des gardiens de musées des œuvres qui ont été volées ou détruites. On a connu l’artiste plus inventive.

Ufan 3Enfin, de corps, il n’est pas directement question dans la superbe exposition que Lee Ufan présente pour la première fois dans les deux espaces de la galerie Kamel Mennour. Pas de corps à proprement parler, mais un geste vers lequel tout le corps tend et qui consiste en une intervention « figurée a minima par des traces jusqu’à l’épuisement de la couleur sur le pinceau ». L’exposition propose des tableaux et des dessins sur lesquels ce geste à la fois infiniment simple et infiniment complexe a été apposé (dans de subtiles nuances de gris ou parfois de couleurs vives) et, dans l’espace situé rue du Pont de Lodi, un véritable jardin zen a été reconstitué. Là, le spectateur est invité à marcher sur des gravillons blancs qui le mènent à des espaces où la terre a été ratissée, près desquels de lourdes pierres ont été savamment disposées et au centre desquels se trouve une trace picturale qui agit comme un espace de méditation. Pendant ce temps, des cloches enregistrées résonnent comme dans un temple bouddhiste, achevant de donner à l’installation la pureté et la valeur spirituelle vers laquelle elle tend. Au cœur de l’automne parisien, c’est un havre de paix et de ressourcement. On vient aussi d’apprendre que Lee Ufan était l’artiste invité pour la prochaine intervention contemporaine au Château de Versailles en 2014 : on imagine déjà le choc que va occasionner la rencontre entre le monde épuré et minimal de l’artiste d’origine coréenne et les volutes baroques et dorées de la demeure de Louis XIV !

-Everything That Rises Must Converge d’Omer Fast, jusqu’au 31 décembre à la galerie gb agency, 18 rue des Quatre Fils, 75003  Paris (www.gbagency.fr)

Œuvres lumineuses d’Alina Szapoczikow, jusqu’au 7 décembre à la galerie Loevenbruck, 6 rue Jacques Cœur, 75006 Paris (www.loevenbruck.com)

Révolte Logique, part II, jusqu’au 18 janvier à la galerie Marcelle Alix, 4 rue Jouye-Rouve, 75020 Paris (www.marcellealix.com)

Body Loud de Ryan McGinley, jusqu’au 11 janvier à la galerie Perrotin, 76 rue de Turenne, 75003 Paris (www.perrotin.com)

-Lee Ufan, jusqu’au 21 décembre à la galerie Kamel Mennour, 75006 Paris (www.kamelmennour.com)

Images: Everything that Rises Must Converge, 2013, Still from four-channel digital film, Color, Sound, 56 mn, courtesy gb agency, Paris; vue de l’exposition Révolte logique, part II à la galerie Marcelle Alix, avec au premier plan, Liegende, 2012-2013, d’Iris Dittler et, au mur,  SuperPangea #- d’Ernesto Sartori (photo Aurélien Mole); Lee Ufan, La peinture ensevelie…, 2013, Installation : sable, pierre, huile et pigments minéraux sur toile, Dimensions variables , Vue de l’exposition « Lee Ufan », kamel mennour (6 rue du Pont de Lodi), Paris © Lee Ufan Photo. Fabrice Seixas Courtesy the artist and kamel mennour, Paris

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