Braque dans l’ombre de Picasso
« Picasso a-t-il été le malheur de Braque ? », se demande Brigitte Leal, la commissaire de l’exposition Braque qui vient de s’ouvrir au Grand Palais, dans le catalogue qui l’accompagne et dont elle a la responsabilité. Et pour y répondre, elle cite ceux qui ont été les thuriféraires du maître catalan et qui ont relégué Braque à la seconde place : Apollinaire, d’abord, qui, en le qualifiant de « noble, mesuré, ordonné, cultivé », l’inscrivait dans « l’image négative d’un artiste figé dans l’ordre cartésien et post-poussinesque d’une certaine tradition française » et Gertrude Stein qui, dans son Autobiographie d’Alice B. Toklas, prétendait que « le cubisme était une conception purement espagnole » et que « le seul vrai cubisme était celui de Picasso et de Juan Gris ». Picasso-Braque : deux artistes majeurs du XXe siècle, qui ont révolutionné ensemble l’art de leur temps, mais que tout différenciait, au physique comme au moral : autant le premier était compact et puissant, autant le second était long et mince ; autant le premier était impulsif et démonstratif, autant le second était réservé et réfléchi. C’est pour prouver que l’œuvre de Braque existe par elle-même, qu’elle n’a pas besoin de cet éternel compagnonnage, qu’a été montée cette exposition au Grand Palais, la première grande rétrospective depuis celle organisée par l’Orangerie des Tuileries en 1973. Mais y parvient-elle vraiment ?
La première partie de la carrière de Braque est bien sûr intimement liée à celle de Picasso, car après des débuts « fauves » (impressionné par Matisse et Derain, il peint les paysages de l’Estaque ou de La Ciotat dans les traces de Cézanne), il rencontre le peintre espagnol dès 1907, au Bateau-Lavoir où l’a emmené Apollinaire. Picasso lui montre alors Les Demoiselles d’Avignon, qu’il est en train de terminer, et d’après Kahnweiler, qui fut leur marchand commun et que l’on voit, dans l’exposition, dans un très émouvant document venant de l’INA, Braque n’aime pas la toile. Mais l’idée fait son chemin et les deux hommes se lient d’amitié. Habitant tous les deux Montmartre, ils se voient tous les jours, vont ensemble à des expositions, mais surtout échangent, établissant comme une « cordée en montagne » dira joliment Braque. Et de cet échange va naître le cubisme, cette aventure artistique qui est une des plus importantes du XXe siècle. D’abord le cubisme analytique, le plus radical, qui est la méthode qui permet, d’après Kahnweiler encore, de « figurer la corporéité des choses et leur position dans l’espace, au lieu d’en donner l’illusion par des moyens trompeurs », mais qui risque de basculer dans l’abstraction. Puis le cubisme synthétique, qui va réintroduire la couleur (par peur de l’anecdote, le cubisme analytique l’avait réduite à un camaïeu de gris et de beige), et surtout des éléments typographiques (chiffres et lettres), venus de la technique des papiers collés qui a recours à des éléments de la réalité et qui, par la liberté et la simplicité formelles qu’elle permet, va rendre les toiles plus lisibles.
Lequel des deux est vraiment l’inventeur du cubisme ? Les historiens d’art se posent encore la question et s’il est fréquemment admis que Braque créa le premier « papier collé », Picasso, pour qui la découverte de « l’art nègre » avait été déterminante, en revendiqua la paternité des années plus tard. Mais le problème reste secondaire. Plus important est de constater que les deux hommes y travaillèrent ensemble, qu’ils le firent évoluer, chacun à sa manière. Plus important aussi est de voir comment certains thèmes comme les instruments de musique – et en particulier la mandoline – se retrouvèrent chez l’un et chez l’autre à des fins différentes. Et plus important enfin est de voir ce qui sépara les deux hommes et comment ils évoluèrent. Car la Première Guerre mit un terme provisoire à l’aventure. Braque fut mobilisé et gravement blessé. Pendant plus d’un an, il ne put plus travailler. Et lorsqu’il revint à la peinture, ce fut pour présenter des natures mortes ou des « guéridons » qui combinent les effets du cubisme synthétique à un intérêt nouveau pour l’espace qu’il développe autour de la table où sont disposés les objets : « Seuls les rapports, je détache bien ce mot, me touchent », déclare Braque. « La peinture vivante ne s’établit qu’en fonction d’eux… Ce sont les rapports des objets entre eux qui nous donnent parfois le sentiment de l’infini en peinture » (André Verdet, Entretiens, notes et écrits sur la peinture : Braque, Léger, Matisse, Picasso, Editions Galilée, 1978).
(Photo supprimée)
On peut penser dès lors que le lien avec Picasso est irrémédiablement rompu, car si Braque reste fidèle, tout en l’adaptant, à l’aventure cubiste, Picasso, lui, semble y avoir mis fin, son côté touche à tout l’a mené vers d’autres rives, le « retour à l’ordre » qui règne en France dans ces années-là lui a fait prendre le chemin du néoclassicisme. Pourtant, lorsque Braque expose au Salon d’automne de 1922 les Canéphores, cette série de grandes figures nues à l’antique, comment ne pas songer qu’il répond aux Baigneuses de Picasso, ces femmes colosses aux mains et aux cuisses énormes ? Et bien des années plus tard, pendant l’Occupation que le Français passe à Varengeville-sur-mer, où il peint des œuvres sombres et douloureuses (têtes de mort avec crucifix ou poissons noirs christiques qui sont des images du malheur de la guerre), comment ne pas songer qu’il fait écho, même inconsciemment, aux austères vanités ou natures mortes que l’Espagnol accouche dans la solitude de son atelier de la rue des Grands Augustins ? Durant toutes leurs existences, les deux hommes auront suivi des chemins parallèles, qui se seront souvent croisés (on pense aussi à leur goût commun pour la mythologie) et que seule la fin de carrière aura vraiment séparée : alors que Picasso retrouvait une énergie créatrice qui donnait une nouvelle impulsion à son travail (cf l’exposition que le Grimaldi Forum de Monaco lui a consacré cet été, http://larepubliquedelart.com/quoi-de-neuf-picasso/), Braque s’abandonnait à des paysages tout en longueur peints au contact même de la nature et où la composition s’efface au profit de la matière pure.
Pourquoi alors n’aura-t-il jamais connu la même gloire que son illustre confrère ? Pourquoi sera-t-il resté toujours un peu dans l’ombre, même si Jean Paulhan lui consacra un livre intitulé Braque le Patron et même si Nicolas de Staël le désigna comme « le plus grand peintre vivant de ce monde » ? Peut-être parce que son œuvre n’a pas les mêmes fulgurances que celle de Picasso. Peut-être parce qu’il lui semblait trop primaire de faire d’un simple guidon et d’une simple selle de vélo une sculpture immédiatement reconnaissable (Tête de taureau, 1942). Peut-être parce qu’il n’avait pas la même vitalité, le même appétit de vivre, la même puissance sexuelle. Le travail de Braque, profond, sérieux, sans esbroufe, s’inscrit dans la durée, la culture, la tradition. Il est le contraire même d’un art qui se donne immédiatement et s’oublie aussitôt. Au risque quelquefois de paraître un peu monochrome, répétitif, pour ne pas dire ennuyeux. Mais c’est surtout vrai dans les dernières années, lorsqu’après avoir peint le plafond de la salle Henri II du Louvre, il se lance dans la série des Oiseaux qui, d’abord traités de manière figurative, tendent de plus en plus vers l’épure et l’abstraction. Il est vrai qu’à la même époque, aux Etats-Unis, triomphe une autre abstraction, celle de Barnett Newman ou de Mark Rothko, plus entière et moins décorative.
-Georges Braque, jusqu’au 6 janvier 2014 au Grand Palais, entrée Champs-Elysées, 75008 Paris (www.grandpalais.fr)
Catalogue réalisé sous la direction de Brigitte Leal, 344 pages, 45€
-Images :
Georges Braque, Le Port hiver-printemps1909 huile sur toile ; 40,6 x 48,2 cmWashington, National Gallery of Art, gift of Victoria Nebecker Coberly in memory of her son, John W. Mudd © National Gallery of art, Washington © Adagp, Paris 2013; L’Oiseau noir et l’oiseau blanc 1960, huile sur toile ; 134 x 167,5 collection particulière © Leiris SAS Paris © Adagp, Paris 2013 |
8
commentaires