Cruautés avignonnaises
L’horreur. L’horreur qui s’infiltre chaque jour un peu plus dans notre quotidien, l’horreur qui se banalise. Cette horreur-là, elle était palpable au Festival d’Avignon, où triomphe Les Damnés mis en scène par Ivo van Hove dans la Cour d’honneur et 2666 mis en scène par Julien Gosselin, d’après le roman de Roberto Bolano. Mais depuis a eu lieu le monstrueux attentat de Nice et la réalité a dépassé la fiction. Ce billet, que je poste aujourd’hui, a été écrit juste avant que celui-ci ne soit perpétré.
Chaque année, le Festival d’Avignon invite un artiste à réaliser son affiche et lui propose une exposition (depuis deux ans, dans l’église des Célestins). Cette année, c’est Adel Abdessemed qui a été choisi et, pour l’affiche, il a dessiné un âne qui se cabre, symbole de cette révolte dont l’artiste lui-même s’est si souvent fait l’écho. Mais pour l’exposition, il a rassemblé un ensemble de dix bas-reliefs réalisés entre 2013 et 2014 et dont certains n’avaient jamais été montrés au public. Conçus dans des matériaux qui vont du marbre de Carrare au plâtre ou à l’aluminium, en passant par le sel de Siwa ou le marbre noir de Belgique, dans différents formats (de 3m à 30cm de long), ils représentent, pour la plupart, des images de notre actualité récente (la pendaison de Saddam Hussein, l’exécution de Ceausescu, la montée des chars sur la place Tian’anmen, les bateaux de migrants, par exemple). Images qui font partie de notre imaginaire collectif et qui, transposées là dans cette technique antique, deviennent presque des témoignages d’éternité (c’est ce qui « remonte », d’où le titre de l’exposition : Surfaces). Posés comme s’ils étaient abandonnés ou en transit dans l’église désaffectée des Célestins, selon le même principe que la récente exposition de l’artiste à Vence (cf https://larepubliquedelart.com/adel-abdessemed-en-transit/), ces bas-reliefs se laissent découvrir selon la lumière du jour et la manière dont le soleil entre à travers les vitraux de l’édifice. C’est beau, grave, puissant (il vaut toutefois mieux y aller les jours où il fait beau dehors pour être sûr de voir quelque chose) et cet ensemble de pièces fait incontestablement partie de l’œuvre d’Adel Abdessemed qui, tout en frappant avec force la conscience du spectateur, parvient à rester subtile et mesurée.
On retrouve l’artiste dans la cour de la Collection Lambert, où il a installé une œuvre plus contestable, son fameux « Coup de tête » de Zidane à Materazzi, devant laquelle tant de touristes se sont photographiés lors de la rétrospective au Centre Pompidou. Et il est aussi présent dans les différentes expositions que propose cet été la Collection, avec un certain nombre de pièces que l’on avait déjà pu voir dans cette même exposition de Vence (dont la très belle vidéo Solitude, avec la non moins belle Golshifteh Farahani). Mais parmi ces expositions, une se détache, sur un thème aussi peu léger que ceux abordés par Abdessemed : celle réalisée par le photographe Andres Serrano sur la torture. Serrano, qui est un habitué de la collection où il a déjà exposé plusieurs fois, a commencé à travailler sur ce projet en 2005, à la demande du New York Times Magazine. Grâce, en particulier, à l’organisation a/political, dont le siège est basé à Londres, il a pu photographier de nombreux lieux et instruments qui ont servi à torturer des gens, depuis les masques ou outils de l’Inquisition, jusqu’aux cagoules dont été recouverts les prisonniers politiques irlandais pour les isoler du monde, en passant par les camps de la mort, les bureaux d’interrogatoire de la Stasi ou les prisons plus récentes du Moyen-Orient. Tirées en très grands formats, flirtant parfois avec l’abstraction (en particulier les images des prisonniers irlandais), faisant preuve d’un réalisme quasi-chirurgical, ces photos sont d’autant plus fortes et insoutenables qu’elles restent pudiques, gardent la distance juste avec le sujet représenté et ne tombent jamais dans le sensationnalisme, ce qui n’a pas toujours été le cas des photos de Serrano (je pense en particulier à la série History of Sex). Comme Eric Mézil, le directeur de la Collection, a eu l’intelligence de les associer aux célèbres gravures de Goya que sont les Caprices et Les Désastres de la guerre et qu’on réalise ainsi, si besoin était, qu’en deux siècles, rien n’a changé, on sort de l’exposition ébranlé, interloqué, mais conscient d’avoir été confronté à une des séries les plus intenses et les plus émouvantes du photographe.
Et ce n’est pas du côté d’Amos Gitaï qu’on trouvera du réconfort. Le grand cinéaste israélien a réalisé une installation qui évoque l’assassinat d’Yitzhak Rabin, le 4 novembre 1995, qu’il a intitulée : Chronique d’un assassinat. Céramiques, photos, documents d’archives et extraits de son film Rabin, The Last Day, sont présentés pour évoquer cet évènement majeur dans l’histoire d’Israël, qui allait mettre un terme au processus de paix et qui se trouvent ici confrontés avec des témoignages familiaux de l’artiste sur la montée du nazisme en Allemagne, dans les années 30. Un spectacle a eu lieu, dans le Cour d’honneur d’Avignon, en présence d’Amos Gitaï et en lien avec cette exposition.
Pas plus qu’on en trouvera du côté de Christophe Gin, le photographe qui a remporté le Prix Carmignac du photojournalisme, un prix ayant pour mission de soutenir un projet photographique effectué dans un territoire où les droits humains et la liberté d’expression sont bafoués, et qui a travaillé, avec de très belles images en noir et blanc, à l’aspect quasi pictural, sur les zones de non-droit en France, plus particulièrement en Guyane.
(Photo supprimée)
Non, si l’on veut trouver un peu d’innocence et de tendresse (encore que tout soit relatif), c’est vers Au Cœur qu’il faut se tourner, une exposition consacrée à l’âge des essais et des apprentissages, c’est-à-dire de l’enfance et de l’adolescence. Le projet est né de la performance du chorégraphe Thierry Thieû Niang, qui se donne dans le cadre du Festival (certaines représentations directement dans le musée) et met en scène des enfants de 7 à 17 ans qui n’ont jamais dansé et qui expérimentent ainsi le vocabulaire du corps et la précision du geste. En assistant aux premières répétitions, Eric Mézil a été bouleversé par « la fragilité, la pertinence et la vérité de ces enfants » et il a décidé de réunir des œuvres, la plupart de la Collection, ayant trait à cet âge décisif. Claude Lévêque, qui signe la scénographie du spectacle et dont l’univers est tellement marqué par l’enfance, en est le fil conducteur avec une vingtaine d’œuvres qui vont de l’installation La Nuit aux œuvres en néon Dansez, Rêvez ou Now I wanna be a good boy. Mais on trouve aussi la grande installation tout en mouvement d’Annette Messager Motion/Emotion, une troublante série de photos d’enfants de Roni Horn, le parterre de bonbons dorés de Félix Gonzalez-Torres, des photos de Nan Goldin des enfants de ses amis ou de son neveu Simon, le « nuancier » amoureux de François-Xavier Courrèges, etc. Un joli parcours sur cet âge tendre où tant de choses se jouent et où il est parfois si difficile de trouver son identité. Un parcours qu’a postériori, on voudrait offrir en hommage à tous ces enfants qui un soir de juillet sont venus assister aux réjouissances de la fête nationale et à qui un fou, ivre de haine et de vengeance, a sauvagement enlevé la vie.
–Surfaces d’Adel Abdessemed, jusqu’au 24 juillet à l’église des Célestins d’Avignon (www.festival-avignon.com)
–Torture d’Andres Serrano, jusqu’au 25 septembre, Chronique d’un assassinat d’Amos Gitaï, Christophe Gin et Au Cœur, territoire de l’enfance, jusqu’au 6 novembre à la Collection Lambert, 5 rue Violette 8400 Avignon (www.collectionlambert.fr)
Images : Adel Abdessemed, Surfaces © Christophe Raynaud de Lage/FA ; Andres Serrano , Patrick McNally (Hooded man),2015 , Cibachrome, silicone, plexiglas, cadre bois , 152 x 127 cm , © Andres Serrano ; Claude Lévêque, La Nuit, 1984 ©Claude Lévêque, ADAGP, Paris 2016, © Hugues Bigo Installations
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