De Caillebotte à l’Arte Povera, grand écart
Le Musée d’Orsay serait-il en train de devenir le nouveau musée queer ? Après avoir présenté, il y a quelques années, Masculin/Masculin, l’exposition consacrée au nu masculin dans l’art, et, récemment Harriet Backer, qui passa toute sa vie avec une autre femme (cf Harriet Backer, Daniele Genadry: et la lumière fut! – La République de l’Art (larepubliquedelart.com), et en attendant l’exposition d’Elmgreen & Dragset qui doit ouvrir bientôt, il présente une rétrospective Caillebotte, ce célèbre peintre proche des Impressionnistes, à l’occasion du 130e anniversaire de sa mort et de l’acquisition de sa toile Partie de bateau. Mais l’exposition, qui est réalisée avec le J. Paul Getty Museum de Los Angeles et l’Art Institute de Chicago, ne le présente pas sous n’importe quel angle. En prenant pour titre Peindre les hommes, elle fait le choix de mettre l’accent sur l’aspect homoérotique de l’œuvre, ou du moins sur son goût pour la représentation de modèles masculins, à une époque où la femme restait le sujet de prédilection pour les peintres.
Et il est vrai que dans la peinture de Caillebotte, la plupart des sujets représentés sont des hommes. Des gens proches, ses frères ou les amis qu’il fréquentait et qui, pour la plupart, sont restés célibataires (Caillebotte lui-même ne se maria pas et n’eut pas d’enfants). En fait, on ne sait rien avec certitude de la sexualité (ou de la supposée homosexualité) de l’artiste qui eut quand même une amie, âgée de dix ans de moins que lui. Mais on est troublé de voir avec quelle sensualité il peint le corps des hommes, à demi-nus (comme dans les célèbres Raboteurs de parquet) ou complètement (comme dans le magnifique Homme au bain, qui montre un homme nu, de dos, dans un moment très intime et où l’on ne montre habituellement que des femmes, celui de la toilette). Et même lorsqu’il réalise un autoportrait en train de peindre, c’est un homme lisant le journal qu’il place près de lui et non une femme, comme dans la plupart des scènes de ce genre.
Mais au-delà de cet aspect qui pourrait n’être qu’anecdotique s’il n’était quand même omniprésent dans son œuvre (à la fin de sa courte vie -il meurt à 45 ans-, ce sont les sportsmen qu’il prend plaisir à représenter), ce qui est intéressant, c’est qu’il remet en question l’image de la virilité qui sévissait à l’époque. Au XIXe siècle, en effet, l’homme idéal était le militaire, celui qui faisait preuve de vaillance physique, de vertu morale, qui cultivait l’austérité et savait dissimuler ses sentiments. Caillebotte va mettre en scène l’homme moderne dans un autre environnement, d’ordinaire dévolu aux femmes, dans l’intimé de la toilette, comme on vient de la voir, mais aussi chez lui, en train de lire ou de jouer aux cartes. Intéressants, de ce point de vue, sont les tableaux d’intérieur qui ouvrent, par le biais de la fenêtre, sur l’extérieur, avec des hommes dans des poses parfois alanguies à l’intérieur qui regardent sur cet espace public régi encore par les règles viriles traditionnelles. Comme il est écrit dans le texte accompagnant l’exposition : « Semblant à leur aise dans cet espace à mi-chemin entre la sphère publique de la rue, masculine, et la sphère privée, féminine, selon les conceptions de l’époque, leurs attitudes méditatives ou mélancoliques, laissent néanmoins deviner un sentiment d’isolement. » Ce qui est quand même la situation dans laquelle on décrit souvent l’homosexuel.
Enfin Caillebotte, qui disait mépriser les « distinctions dites sociales », ne se contente pas de peindre les bourgeois ou les rentiers comme il l’est. Il peint aussi les hommes de la rue, les travailleurs urbains comme ces raboteurs de parquet ou les peintres en bâtiments qu’il voient comme des égaux, les acteurs du nouveau monde qui est en train de se mettre en place et s’identifie à eux. Cette rue, d’ailleurs, le fascine et les grands tableaux qu’il fait de ces nouveaux quartiers bourgeois de l’Ouest parisien, comme le quartier de l’Europe, sont parmi les plus beaux de cette exposition. Pour eux, mais aussi pour les raisons énumérées plus haut, il faut aller la voir et de s’imprégner de cet univers qui, à certains égards, préfigure Proust.
Comme il faut aller voir la très belle exposition consacrée à l’Arte Povera qui vient d’ouvrir à la Bourse de Commerce, Pinault Collection. On ne savait pas que la collection de l’homme d’affaires breton était si riche en œuvres de mouvement qui vit le jour dans les années 60 en Italie et qui se démarquait du Pop art consumériste américain en utilisant des matériaux pauvres et en revenant à des formes simples. C’est d’ailleurs parce qu’elle en a trouvé autant -et de si représentatives- que Caroline Christov-Bakargiev, qui est une grande spécialiste de ce mouvement et qui dirigeait, jusqu’il y a peu, le Castello di Rivoli de Turin, ville où il est né, a accepté d’organiser cette manifestation, qui est sans doute une des plus importantes consacrées à ce jour à cette forme d’art. Et elle a eu carte blanche pour investir tous les espaces de la Bourse de commerce, depuis le sous-sol jusqu’aux étages en passant par les vitrines latérales, qui servent de lieux de documentation.
Surtout, elle a investi la fameuse rotonde, dont l’utilisation relève à chaque fois d’un challenge pour les artistes, par un group show qui réunit les œuvres des principales figures du mouvement, soient : Giuseppe Penone (dont le somptueux arbre en bronze surmonté de pierres accueille le visiteur à l’extérieur du bâtiment), Gilberto Zorio, Emilio Prini, Jannis Kounellis, Marisa et Mario Merz, Michelangelo Pistoletto, Alighiero Boetti, Giovanni Anselmo, Pier Paolo Calzolari, Luciano Fabro, Pino Pascali et Giulio Paolini. Et elle dit elle-même qu’un visiteur pressé pourrait se contenter de voir les œuvres de cette rotonde pour avoir une idée de ce qu’est l’Arte Povera. Mais bien sûr, ce serait bien dommage, car ce group show mène aux différentes salles qui sont, elles, des solo shows des différents artistes et qui les présentent de manière assez complète. Ainsi, on va des igloos de Mario Merz aux miroirs de Pistoletto en passant par le charbon et le feu de Kounellis, les arbres de Penone, les broderies d’Alighiero Boetti, la glace et le néon de Calzolari ou encore les décors fictifs de Pino Pascali. Chaque salle a son atmosphère et sa spécificité et ne répond pas à un dogme, car l’Arte Povera n’était pas une théorie, mais un ensemble de pratiques qui avaient des liens forts les unes avec les autres.
Alors, qu’est-ce que l’Arte Povera ? Caroline Christov-Bakargiev prétend qu’il y a de multiples définitions, mais que celle qui lui semble la plus juste est « vivante », parce que cherchant à rendre visible les forces physiques de l’énergie et à réaffirmer l’importance de la dimension matérielle du monde. D’ailleurs, pour prouver que cette forme d’art continue à jouer un rôle important aujourd’hui, elle a non seulement collaboré avec les artistes encore vivants du mouvement, mais elle en a aussi invité des plus jeunes qui ont des affinités avec eux. Ainsi, Theaster Gates, William Kentridge, Agnieska Kurant, Otobong Nkanga et Adrian Villar Rojas, entre autres, perpétuent cette manière de faire avec les éléments pauvres qui est loin d’avoir perdu sa pertinence.
-Caillebotte, Peindre les hommes, jusqu’au 19 janvier au Musée d’Orsay (www.musee-orsay.fr)
-Arte Povera, jusqu’au 20 janvier à la Bourse de Commerce, Pinault Collection (www.pinaultcollection.com)
Images : Gustave Caillebotte, Homme au bain, 1884 , Huile sur toile, 144,8 × 114,3 cm , Boston, Museum of Fine Arts, Museum purchase with funds by exchange from an anonymous gift, Bequest of William A. Coolige, Juliana Cheney Edwards Collection, and from the Charles H. Bayley Picture and Painting Fund, Mary S. and Edward J. Holmes Fund, Fanny P. Mason Fund in memory of Alice Thevin, Arthur Gordon Tompkins Fund, Gift of Mrs. Samuel Parkman Oliver – Eliza R. Oliver Fund, Sophie F. Friedman Fund, Robert M. Rosenberg Family Fund, and funds donated in honor of George T. M. Shacke lford, Chair, Art of Europe, and Arthur K. Solomon Curator of Modern Art 1996-2011, 2011.231 Photo © 2024 Museum of Fine Arts, Boston; Gustave Caillebotte, Balcon [Un balcon, boulevard Haussmann],vers 1880, Huile sur toile, 69 × 62 cm Collection particulière Photo © Photo Josse / Bridgeman Images ; Mario Merz, Che fare?, 1968, cire, tube fluorescent dans un récipient métallique, 14,5 × 45 cm. Courtesy de la GAM – Galleria Civica d’Arte Moderna e Contemporanea (Turin) / Fondazione Guido ed Ettore De Fornaris. © Adagp, Paris, 2024 ; Jannis Kounellis, Senza titolo (Rosa nera), 1966, 266 × 188 cm. Collection Damiano Kounellis (Rome). © Adagp, Paris, 2024.
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