de Patrick Scemama

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La République de l'Art
De Hans Josephsohn à Tarek Lakhrissi (Ugo Rondinone en trait d’union)

De Hans Josephsohn à Tarek Lakhrissi (Ugo Rondinone en trait d’union)

La semaine de l’art contemporain vient de s’achever. Plusieurs foires, en plus de la principale, Art Basel Paris, ont eu lieu, de nombreuses expositions ont verni et les rencontres ou les conférences en tous genres se sont succédé. Dans cet embouteillage, plusieurs choses ont été mal vues ou trop vite et demanderont à être reconsidérées. Mais cette frénésie a ceci d’intéressant qu’elle permet de mettre en avant ce qui a le plus frappé la rétine, c’est-à-dire ce qui reste, lorsque l’agitation s’est achevée…

Or, ce qui reste c’est d’abord la magnifique exposition que le Musée d’art moderne de Paris consacre à Hans Josephsohn. On connaît mal Hans Josephsohn en France. Un des premiers à l’avoir montré est Ugo Rondinone dans la désormais mythique exposition qu’il avait réalisée en 2007 au Palais de Tokyo, The Third Mind (exposition dans laquelle il présentait non pas ses propres œuvres, mais celles des artistes qui l’ont influencé). Il faut dire que, comme lui, il est de nationalité suisse et que, comme lui, il a une pratique sculpturale assez brute. Hans Josephsohn est né en 1920 à Königsberg, qui était alors la province allemande de Prusse orientale. Très tôt attiré par la sculpture, il se voit refuser l’accès à une école d‘art en raison de son origine juive. Pour fuir le nazisme, il va étudier à Florence, grâce à une bourse, mais la promulgation des lois raciales en Italie en 1938 l’oblige à quitter le pays. Il se réfugie alors en Suisse, à Zurich où il réside jusqu’à sa mort, en 2012. Les années de guerre sont éprouvantes, car il est retenu temporairement dans un camp de réfugiés. Mais petit à petit, il parvient à s’installer (grâce en particulier au soutient d’un autre sculpteur suisse, Otto Müller) et travaille sans relâche. Il est considéré en Suisse comme un des artistes les plus importants d’après-guerre, mais reste longtemps méconnu à l’étranger, avant de bénéficier, à partir des années 2020, d’une notoriété grandissante.

L’exposition du Musée d’art moderne se découpe en trois périodes stylistiques. La première, des années 50, correspond à une simplification des formes, à une figuration stylisée qui s’inspire des modèles de l’Antiquité. Josephsohn a consacré l’essentiel de son travail à la figure humaine, essentiellement féminine, qu’il a déclinée en têtes, bustes, figures assises, debout, etc., souvent de grand format. A cette époque, il voulait saisir l’essence du modèle, à l’instar de Giacometti, à qui on l’a parfois comparé, alors qu’il ne connaissait pas son œuvre (toute sa vie, d’ailleurs, l’artiste est resté méfiant vis-à-vis des avant-gardes et n’a été proche d’aucun cercle précis). D’où la simplification des lignes qui renvoie aussi bien aux œuvres égyptiennes et assyriennes vues au British Museum qu’aux principes de Cézanne sur l’interconnexion de toutes les parties du motif.

La deuxième, des années 60-70, Le corps incarné, revient à davantage de mimétisme et à un réalisme influencé par Maillol que Josephsohn découvre lors de plusieurs séjours à Paris. Elle correspond aussi à sa rencontre avec Ruth Jacob, un modèle qui devient sa compagne et le restera pendant vingt ans. La troisième, enfin, sans doute la plus fascinante, va des années 80 jusqu’à sa mort et, cette fois, c’est une quasi abstraction qui guide son geste (lié lui aussi à la rencontre avec sa nouvelle compagne, Verena Wunderlin). Là, l’artiste s’attelle à des formats encore plus importants et ne laisse plus qu’un nez, qu’une bouche et un menton pour structurer le visage, sans qu’on distingue vraiment la tête et le torse. Il faut un peu de temps face à ces blocs de plâtre coulés en laiton (son matériau privilégié) pour que la figure apparaisse dans la matière, un peu comme dans les tableaux d’Eugène Leroy, à qui Josephson fait penser à bien des égards. Comme dans les nus couchés qui évoquent autant la silhouette féminine que les montagnes qu’il voyait autour de lui.

Et si l’exposition du Musée d’art moderne est si puissante, c’est aussi parce qu’elle a été réalisée par un autre artiste, Albert Oehlen, qui a une très grande admiration pour Josephsohn et qui possède d’ailleurs une de ces énormes sculptures abstraites de la fin, qui est présente dans l’exposition. Cherchant un écho à ses propres interrogations et connaissant parfaitement l’espace du musée, puisqu’il y a exposé récemment, il donne une lecture parfaitement fluide du travail de son ainé, avec quelques audaces dans la présentation (comme les têtes sur des étagères qui dormaient dans les réserves du musée consacré à Josephsohn à Saint-Gall et qui n’étaient pas considérées comme des œuvres finies) que seul un artiste pouvait avoir. Et qui prouvent à quel point, avant de toucher le grand public, Josephsohn fut et reste un « artiste d’artistes ».

Dans l’exposition, un court film fait intervenir des artistes contemporains qui disent l’admiration qu’ils vouent au sculpteur. Et après Simone Fattal ou Rebecca Warren, Ugo Rondinone avoue à quel point son propre travail a changé après qu’il a découvert celui de son compatriote. Est-ce sous son influence qu’il a conçu l’exposition qu’il présente actuellement à la galerie Mennour sous le titre de Still (à la fois « toujours » en anglais et « calme » en allemand) ? Toujours est-il que les sculptures qu’il y montre et qui font partie de la série des « moines et des nonnes » ont des formes elles-aussi extrêmement stylisées et qui sont proches de l’abstraction. Après les avoir réalisées en bronze, l’artiste les fait directement en pierre (du basalte) qu’il peint dans cette palette de couleurs vives et franches qui est la sienne (les couleurs de l’arc-en-ciel). Il y adjoint horloges sans aiguilles à travers lesquelles la lumière passe (toutes les vitrines de la galerie ont été obstruées) et de grands levers et couchers de soleil peints à l’aquarelle, autour desquelles on tourne ou qu’il met en relation avec de petites bougies en bronze, natures mortes qui symbolisent le passage du temps. Comme d’habitude, Rondinone décline, il fait avancer son travail comme un jeu de dominos, une pièce entrainant une autre, qui en entraîne une troisième. Mais il le fait avec une telle intelligence, une telle maestria et un tel sens de l’espace qu’on ne peut qu’être admiratif face à une exposition qui est aussi une expérience spirituelle et sensorielle (de l’encens est d’ailleurs brûlé dans une petite ouverture dans le mur) et dont la fausse simplicité cache des trésors de subtilités et de profondeurs.

D’ailleurs, même lorsqu’il accompagne et sert de mentor à un jeune artiste, comme c’est le cas dans l’exposition qu’il propose parallèlement à Reiffers Art Initiatives (rappelons que, chaque année, la fondation propose à une figure majeure et internationale de l’art contemporain de devenir le mentor d’un artiste émergent de la scène française), Ugo Rondinone reste égal à lui-même et tout aussi reconnaissable à sa patte. Il faut dire que l’artiste qu’il a accompagné en l’occurrence, Tarek Lakhrissi, est très proche de son univers, que, comme lui, il est avant tout poète, et que, comme lui, il utilise des médiums très divers. Ainsi, la vidéo qu’il montre dans la pièce rouge (l’espace est divisé en trois pièces successivement rouge, bleu et jaune, dans lesquelles on s’immerge littéralement) pourrait être une de celles sur l’impossibilité de l’amour que Rondinone a réalisées pendant sa jeunesse, que les poèmes qu’il a brodés sur des grands draps pourraient faire écho à ceux, proches du haiku, que l’artiste suisse publie sur Instagram et que le soleil qu’il fait apparaître dans le pièce la plus haute, la jaune, pourrait passer pour un hommage aux « Suns » de son illustre aîné. Mais pour autant, le jeune et talentueux artiste français ne cherche jamais à imiter ou à pasticher et son univers reste parfaitement personnel, identifiable et singulier. Décidément, qu’il fasse découvrir, accompagne ou montre ses propres œuvres, Ugo Rondinone est cette figure essentielle aujourd’hui, qui ouvre bien des clés du monde de l’art.

-Josephsohn vu par Albert Oehlen, jusqu’au 16 février au Musée d’art moderne de Paris (www.mam.paris.fr)

-Ugo Rondinone, Still, jusqu’au 21 décembre à la galerie Mennour, 5 et 6 rue du Pont de Lodi 75006 Paris (www.mennour.com

-Ugo Rondinone et Tarek Lakhrissi, who is afraid of red blue and yellow?, jusqu’au 1er décembre à Reiffers Art Initiatives, 30 rue des Acacias 75017 Paris (www.reiffersartinitiatives.com)

Images : Hans Josephsohn, Sans titre, 1990 Laiton Kesselhaus Josephsohn Saint-Gall © Josephsohn Estate and Kesselhaus / Photo : Katalin Deér, Kesselhaus Josephsohn ; Hans Josephsohn, Sans titre, 1957 Plâtre Kesselhaus Josephsohn Saint-Gall © Josephsohn Estate and Kesselhaus / Photo : Katalin Deér, Kesselhaus Josephsohn vue l’exposition Still d’Ugo Rondinone à la galerie Mennour, photo Archives Mennour ; vue de l’exposition who is afraid of red blue and yellow? d’Ugo Rondinone et Tarek Lakhrissi à Reiffers Art Initiatives, photo Aurélien Mole (Ugo Rondinone, courtesy the artist and Mennour, Paris ; Tarek Lakhrissi, courtesy the artist and galerie Allen, Paris)

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