De l’autre côté du périf
Aujourd’hui, à Paris, on ne peut plus se contenter d’arpenter le Marais, Belleville ou Saint-Germain des Prés pour voir les expositions qui comptent. Il ne faut pas hésiter à franchir parfois le périphérique et à se rendre dans des lieux où l’art, a priori, n’a guère de place. A Pantin, par exemple, où la galerie Thaddeus Ropac a ouvert il y a deux ans un immense espace qui, contrairement à ce que certaines mauvaises langues ont pu dire, ne constitue pas seulement comme un show-room destiné à ses clients milliardaires pressés qui y arrivent directement de l’aéroport pour faire leur choix et repartent aussitôt. Au contraire, elle y organise des expositions impressionnantes qui rivalisent tant par leur taille que par leur qualité avec les musées et les institutions. On a pu ainsi y voir une passionnante confrontation Beuys/Kiefer, une exposition de groupe sur le thème du « désastre » ou, plus récemment, une magnifique exposition sur le « côté sombre » de Baselitz (cf https://larepubliquedelart.com/la-rentree-des-galeries-parisiennes/).
L’exposition qu’elle a vernie récemment est consacrée à l’art new yorkais d’aujourd’hui. Intitulée « Empire State, New York Art Now », elle a été conçue de manière croisée par les historiens d’art que sont Alex Gartenfeld et Norman Rosenthal (le premier est jeune et américain, le second plus âgé et anglais). Et elle présente des œuvres – pour la plupart réalisées spécialement pour l’occasion – de vingt-cinq artistes, de générations et de renoms différents, qui ont pour point commun de vivre dans « Big Apple » et de s‘interroger sur les mythes et les images qui caractérisent leur ville . On y voit donc des pièces de stars telles que Jeff Koons (des sculptures de ballons et un « Hulk » dont on est en droit de penser ce que l’on veut, mais dont on peut nier l’incroyable qualité du rendu en bronze), Dan Graham (des maquettes de pavillons qui l’ont rendu célèbre), Wade Guyton (dont les toiles, uniquement passées à l’imprimante et qui ne sont donc empreintes d’aucune intervention personnelle de l’artiste, atteignent des records dans les salles de vente) ou Julian Schnabel (qui revient à la peinture après des détours par le cinéma avec de grands format qui retrouvent la gestuelle lyrique de la « bad painting »). Mais on y découvre aussi des artistes émergents comme Ryan Sullivan (un peintre qui joue avec les temps de séchage pour modeler la matière épaisse de ses toiles) ou Joyce Pensato (qui a tracé sur un des murs de la galerie un immense masque de Batman, mais sans le brillant qui est généralement le sien) ou encore LaToya Ruby Frazier (une jeune photographe qui a exposé récemment à la galerie Michel Rein et dont les très beaux tirages montrent l’autre visage, désolé et en ruines, de l’Amérique). Enfin, on y retrouve des artistes historiques comme Renée Green (qui montre une installation faite pour une exposition en Italie et qui est constituée de fanions reprenant le nom d’artistes célèbres italiens) ou Adrian Piper (une pionnière de l’art conceptuel et qui présente là quatre tableaux noirs sur lesquels sont écrits, à la craie et inlassablement, la phrase « Everything Will Be Taken Away »).
Néo-pop (d’immenses dinosaures en bronze de Rob Pruitt), postmoderne, minimale, faisant la part belle aux nouvelles technologies (il faudrait citer à cet égard le travail de Tabor Robak, qui est exposé pour la première fois dans une galerie), l’exposition témoigne surtout de la vitalité, de la diversité et de l’éclectisme dont font encore preuve les artistes new yorkais. Certes, la ville n’occupe plus exactement dans le monde de l’art la position dominante qu’elle a exercée pendant de nombreuses années (l’émergence de nouveaux foyers artistiques dans les pays émergents lui a un peu fait perdre de sa superbe), mais elle reste un lieu de rencontres, d’échanges, de créativité extraordinaires. Tout n’est pas exemplaire dans cette exposition (j’avoue n’avoir été guère sensible, entre autres, aux sculptures trash et kitch de Bjarne Meelgaard), mais on reste fasciné par l’énergie qu’elle dégage.
De l’énergie, il y en a tout autant dans l’exposition de Laura Lamiel, Noyau dur et double foyer, que présente, à quelques encablures de là, La Galerie, le centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec. Mais une énergie concentrée, canalisée, qui se focalise sur un point plutôt qu’elle ne disperse de multiples manières. Laura Lamiel, qui a commencé son travail au début des années 80, mais que l’on a redécouverte depuis deux ans, en grande partie grâce à la galerie Marcelle Alix qui la représente désormais, a un vocabulaire qui s’apparente au genre minimal : pur, rigoureux, d’une blancheur immaculée, il élimine toutes les fioritures et les demi-mesures, au profit d’une forme nette, tranchée, que souligne la lumière froide de néons (il peut faire penser en cela à celui d’un Jean-Pierre Raynaud). Mais il s’en distingue aussi par l’introduction d’éléments organiques tels qu’objets trouvés, photographies de journaux en partie recouvertes, pages de carnets de croquis, etc. On est donc à la croisée de l’intime et de la structure sérielle, du froid et du chaud, de ce qui relève d’une pure construction intellectuelle et de ce qui presque une confidence ou un geste automatique. Qui plus est, l’artiste instaure une hiérarchie des formes et des volumes à l’intérieur de ses pièces, qu’elle classe selon de règles qui nous échappent un peu, mais avec une méticulosité qui fascine : on est au cœur d’un rituel où chaque chose doit trouver sa place, où chaque élément doit répondre à un autre, où la notion d’absolu, bien sûr, n’est pas absente et où la lumière joue un rôle essentiel.
Cet aspect cérémonial est d’autant plus présent dans l’exposition de Noisy-le-Sec que l’artiste y présente essentiellement trois « cellules », c’est-à-dire trois modules à l’intérieur desquels une chaise a été placée et qui apparaissent comme trois éléments autonomes. La première, la plus ancienne, est constituée de plaques émaillées, l’élément qui est récurrent dans le travail de Laura Lamiel, et de néons qui font réfléchir l’émail. A l’intérieur, des étagères ont été disposées, qui accueillent, comme un cabinet secret, les objets de diverses provenances. Les deux autres ont été construites pour l’exposition et elle marque un renouveau dans le travail : d’une part, elles font appel à de nouveaux matériaux, comme le verre, le miroir sans tain, le bois, bref, des matériaux moins froids et moins cliniques que l’émail ; et d’autre part, elles ne sont plus fermées comme l’étaient les précédentes, elles laissent le spectateur tourner autour et voir en transparence (même s’il n’est pas question d’y pénétrer pour autant). Comme si l’artiste renonçait à la frontalité de son travail pour en donner une vision plus globale, plus périphérique. Comme si elle en proposait une version plus douce, moins radicale et qui inclut davantage le spectateur. On pense bien sûr aux « pavillons » de Dan Graham qui jouent eux aussi sur la transparence, mais à la différence de ces derniers, qui s’inscrivent dans l’espace public, les « cellules » de Laura Lamiel, elles, restent définitivement dans la sphère privée.
Car c’est à un dispositif de pensée que renvoient ces œuvres étranges, qui font aussi penser à des bureaux sur lesquels les livres ou les crayons sont ajustés au millimètre près et qui se dédoublent ou se réfléchissent de part et d’autre du miroir. Comme le dit Isabelle Alfonsi, dans le très joli catalogue gracieusement distribué au public : « Il s’agit aussi d’intériorité, de confondre l’espace de l’atelier et son espace mental : l’espace d’exposition n’étant que transitoire, voire transitionnel. Le véritable espace dans lequel ce travail existe est celui de l’œil et du cerveau. » Et c’est ce que prouvent aussi les deux photographies qui se font face et qui ouvrent l’exposition : il s’agit en fait de la même vue de l’atelier de l’artiste, mais les deux en partie masquées, la première avec un plastique noir collé contre la vitre du cadre, la seconde avec un papier blanc placé à l’intérieur du cadre. Deux visions donc identiques, mais en même temps radicalement différentes, du même espace, avec comme point d’appui, un manteau noir accroché à la poignée d’une porte, manteau que l’on retrouve « en vrai », à l’entrée du centre d’art, comme pour mieux souligner la circulation des choses. Et deux visions qui fonctionnent comme le positif et le négatif du même environnement.
Il y a longtemps en tous cas qu’on n’avait pas vu une exposition aussi intrigante, précise et soignée dans le détail !
–Empire State, New York Art Now, jusqu’au 15 février à la galerie Thaddeus Ropac, 69 avenue du Général Leclerc, 93500 Pantin (www.ropac.net)
–Noyau dur et double foyer, jusqu’au 8 février à La Galerie, 1 rue Jean Jaurès 93130 Noisy-le-Sec (www.noisylesec.net)
Images : Vue de l’exposition Empire State, New York Art Now (avec les œuvres de Uri Aran, Joyce Pensato et de Ryan Sullivan) Courtesy Galerie Thaddaeus Ropac, Paris/Salzburg photo : Charles Duprat ; Vues de l’exposition Noyau dur et double foyer de Laura Lamiel à La Galerie, Centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec Photo : © Cédrick Eymenier, 2013
0
commentaire