de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Douceur trompeuse

Douceur trompeuse

« Prends garde à la douceur des choses », disait jadis Raphaële Billetdoux. Et on ne peut que lui donner raison. Car elles cachent parfois une violence que l’on ne soupçonnait pas. Ce sont souvent les artistes femmes qui ont cette capacité de surprendre. Leurs travaux peuvent se révéler familiers, rassurants, presque décoratifs, et soudain se retourner dans la noirceur, le trouble, l’inconfort (que l’on pense à Louise Bourgeois ou à Annette Messager, par exemple). C’est une supériorité du féminin sur le masculin : là où les hommes se livrent plus immédiatement, presque brutalement et sans nuances, les femmes avancent masquées, déconcertent et intriguent. Il ne s’agit pas bien sûr d’en faire une règle absolue, mais c’est un phénomène que l’on peut souvent observer dans l’art d’aujourd’hui. La preuve, cette semaine, avec deux expositions d’artistes à l’apparence trompeuse : Nathanaëlle Herbelin chez Jousse-Entreprise et Pauline Bazignan chez Praz-Delavallade.

Nathanaëlle Herbelin a fait les Beaux-Arts de Paris, mais elle a grandi en Israël, d’un père français et d’une mère israélienne. Elle peint des choses de son quotidien : des petits riens, des amis, des lieux dans lesquels elle vit, se sent bien ou qui ont un lien très fort avec la nature. Tout chez elle est sujet à peinture et a un lien avec l’intime, une certaine banalité, la mémoire, mais surtout une proximité avec les choses. On n’imagine pas qu’elle puisse s’attacher à une image qui ne la concerne pas ou qui ne provient pas d’un souvenir. Et comme elle a commencé la peinture avec des artistes russes et ukrainiens arrivés en Israël au début des années 90, elle le fait avec une palette particulière, un peu sourde, un peu laiteuse, où les couleurs ont tendance à se superposer et qui laisse entrevoir une certaine mélancolie. Au début, avec un dessin un peu flou et diaphane, elle peignait surtout de petits formats, mais peu à peu elle a pris confiance et s’est attelée à des compositions beaucoup plus ambitieuses.

L’exposition qu’elle présente actuellement chez Jousse-Entreprise, la seconde dans cette galerie (la première ayant un peu péché par excès d’œuvres), est assez représentative des thèmes qui l’intéressent. On y voit des scènes de couple et d’intérieur délicatement érotiques (dont deux au moins, Elene dans la baignoire et Elene dans la baignoire version deux, sont des hommages à Bonnard, tant dans le sujet que dans le choix des couleurs), des portraits (Simon, Madeleine et Clément…), des lieux ou des scènes quotidiennes (Cour intérieure, La Terrasse, La dame aux chats), des détails (Œufs, Moules, Miroir) ou encore des situations qui sont révélatrices de son intimité (Pince à épiler, L’Annonciation que rien n’a changé). Tout cela pourrait donc paraître touchant, joliment fait, harmonieux, totalement sincère, si soudain n’apparaissait un détail qui contrebalançait l’ensemble. C’est ainsi que la toile intitulée Un chien qui aboie, questions relatives au territoire divisé rappelle la situation délicate dans laquelle se trouve Israël, le statut lui-même intermédiaire de l’artiste et remet en question le sentiment de tranquillité, voire de sérénité qui avait pu transparaître des autres toiles. Et une autre toile représentant une chambre rose avec aux murs des tas d’icônes et d’objets religieux donne son titre à l’exposition : Et peut-être que ces choses n’ont jamais eu lieu. Dès lors, on se demande si Nathanaëlle Herbelin ne nous ment pas, si la proximité avec les êtres et avec les choses qu’elle met en scène n’est pas fictive, si tout cela ne relève pas, au fond, de la mystification. C’est là que le travail de l’artiste devient intéressant et se révèle beaucoup moins simple et beaucoup moins immédiat qu’il n’en a l’air.

Il en va de même de Pauline Bazignan, dont on avait vu le travail lors de la précédente édition de Private Choice de Nadia Candet. Il s’agissait alors de petites toiles très délicates, sur lesquelles elle appliquait comme des motifs floraux, des sortes de corolles abstraites de couleur vive dont la caractéristique était la coulure. Il y avait dans ces pièces une transparence, une légèreté et un raffinement qui était confirmé par les fragiles et précieuses céramiques qu’elle présentait parallèlement. Or, voilà que pour sa première exposition à la galerie Praz-Delavallade, elle change, non de technique, mais de tonalité. D’abord les formats s’agrandissent et occupent maintenant presque l’intégralité de certains murs. Et surtout, le sujet diffère. Car elle se réfère directement ici à La Bataille de San Romano, ce célèbre triptyque d’Uccello qui reprend un épisode de la lutte qui a opposé les Florentins et les Siennois à l’époque de la Renaissance et dont un volet se trouve aux Offices de Florence, un autre à la National Gallery de Londres et le troisième au Louvre, à Paris. Du coup, les couleurs s’assombrissent et les jaunes, les roses ou les verts tendres des premières toiles se heurtent au noir, au bleu nuit, au gris. Mais surtout, c’est le mouvement à l’intérieur de la toile qui devient violent, qui n’est plus une rencontre plus ou moins harmonieuse entre des motifs différents, mais un choc entre des forces telluriques qui s’affrontent avec éclat (à moins que nous n’ayons pas bien regardé ou compris ses premières toiles). Ici, les cavaliers s’élancent, les chevaux s’agglutinent, la bataille fait rage, mais seules les couleurs traduisent ce passage de l’ombre à la lumière, de la défaite à la victoire (on sait que c’est Florence qui en sortira finalement victorieuse). L’exposition s’appelle d’ailleurs Bataille et elle dit bien ce combat que l’artiste livre avec sa toile. Mais peut-être n’est-ce pas seulement dans la cadre d’un renvoi à Uccello, peut-être s’agit-il du combat qu’elle -et que tout peintre- livre quotidiennement avec ses pinceaux. Quoiqu’il en soit, le travail de Pauline Bazignan surprend, déconcerte dans un premier temps, mais fait preuve d’une ambition et d’une puissance auxquelles on n’était pas préparé.

A noter que Nathanaëlle Herbelin sera présente dans l’exposition que le peintre Thomas Lévy-Lasne organise au centre d’art A Cent Mètres du Centre du Monde de Perpignan et qui regroupera 50 peintres de la scène contemporaine française, parmi lesquels, outre Thomas Lévy-Lasne lui-même, Mireille Blanc, Jean Claracq, Bruno Gadenne et Mathieu Cherkit. Leur point commun ? D’être tous figuratifs et de questionner le monde des « apparences » (c’est le titre de l’exposition). Certains, comme Jean-Baptiste Bernardet sont pourtant plus proches de l’abstraction, mais ils prennent comme point de départ le spectre lumineux, c’est-à-dire quelque chose qui appartient au réel. L’exposition a surtout pour ambition de montrer « l’extraordinaire vitalité de la peinture de la scène contemporaine française » et comment des artistes qui ont souvent souffert de la désaffection de leur médium pendant leur cycle d’études ont quand même fini par le faire triompher.

-Nathanaëlle Herbelin, Et peut-être que ces choses n’ont jamais eu lieu, jusqu’au 24 juillet à la galerie Jousse-Entreprise, 6 rue Saint-Claude 75003 Paris (www.jousse-entreprise.com)

-Pauline Bazignan, Bataille, jusqu’au 17 juillet à la galerie Praz-Delavallade, 5 rue des Haudriettes 75003 Paris (www.praz-delavallade.com)

Les Apparences, du 20 juin au 15 septembre au centre d’art A Cent Mètres du Centre du Monde, 3 avenue de Grande-Bretagne 66000 Perpignan (www.acentmetresducentredumonde.com)

Images : vues de l’exposition de Nathanaëlle Herbelin à la galerie Jousse-Entrepris (photos Nicolas Lafon) ; Pauline Bazignan 28.03-4.05.2021 (Florence), 2021 Acrylique sur toile 105 x 190 cm (41 11/32 x 74 13/16 in) PB21P11 ; Jean Claracq, Spruce tree, 20x14cm,  huile sur bois 2018 [7165]

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commentaires

2 Réponses pour Douceur trompeuse

P. dit :

Avant d’être le titre d’un roman de Raphaële Billetdoux, «Prends garde à la douceur des choses» est un vers de Paul Jean Toulet qu’on peut lire dans un poème de ses «Contrerimes» (1921):

En Arles

Dans Arle, où sont les Aliscans,
Quand l’ombre est rouge, sous les roses,
Et clair le temps,

Prends garde à la douceur des choses,
Lorsque tu sens battre sans cause
Ton coeur trop lourd ;

Et que se taisent les colombes :
Parle tout bas, si c’est d’amour,
Au bord des tombes

Patrick Scemama dit :

Merci pour la précision.

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