de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Fous de peinture

Fous de peinture

Pendant longtemps, une des caractéristiques de la peinture de Mathieu Cherkit, cet artiste dont il a souvent été question dans ces colonnes (cf, par exemple, https://larepubliquedelart.com/mathieu-cherkit/) a été de représenter la maison de Saint-Cloud dans laquelle il vivait avec sa famille, en la recomposant, lui faisant subir des perspectives étranges, mettant en avant un détail qui aurait pu paraitre anodin. Cette maison et pas une autre, comme si l’essence de son travail s’y trouvait, comme si elle était nécessaire à son inspiration (il y avait bien eu quelques tentatives de représenter d’autres lieux, mais l’artiste était vite revenu à la tanière originelle). Or il se trouve que, récemment, ayant lui-même fondé une famille, il a éprouvé le besoin de déménager et s’est installé dans une ancienne école, dans l’Yonne, avec un jardin. On pouvait donc craindre que sa peinture allait être chamboulée et, pour tout dire, on avait un peu peur de ne plus retrouver cette intimité familière à laquelle il nous avait habitués.

Or il n’en est rien et l’exposition qu’il présente à la galerie Jean Brolly, Nouveau jour, entièrement constituée de tableaux réalisés dans sa nouvelle résidence, en donne la preuve. On retrouve donc ces escaliers un peu brinquebalants, ces sols en tomettes, ces plantes qui se tournent mélancoliquement vers la lumière et les jouets de son fils qui trainent un peu partout. Il faut dire que cette nouvelle maison n’a pas été choisi au hasard et que Mathieu Cherkit a retrouvé ou a reproduit les éléments de décoration qui lui plaisaient tant dans l’ancienne. C’est tout juste si la palette n’est pas un peu plus claire, si la lumière n’y entre pas plus généreusement, si l’ouverture sur l’extérieur n’est pas davantage affirmée (une toile entière représente le jardin, sans aucun élément d’habitation). Mais les empâtements, caractéristiques de cette Ecole de Leipzig où il a fait ses classes, sont les mêmes, la joie de peindre est identique, le plaisir des couleurs ne change pas.

C’est ce qui est formidable dans la démarche de cet artiste qui poursuit un chemin foncièrement original et authentique : le fait de faire toujours la même chose et de se renouveler en même temps. On ne s’ennuie jamais devant ses peintures, on y décèle toujours de nouveaux détails et de nouvelles singularités, on est sans cesse étonné de retrouver tel objet que l’on avait déjà vu dans une autre toile, mais que l’on découvre ici sous un angle différent (les ballons, par exemple). Il y a du David Hockney (une de ses références) dans cette manière de s’émerveiller devant le quotidien, dans ce rapport décomplexé à son médium, dans cet amour et cette foi en la peinture. A noter que Mathieu Cherkit s’est aussi approprié l’espace sur rue de la galerie, dont il a fait une sorte de prolongement de sa maison, avec moulures, porte qui donne sur le jardin, salle de bains dans le miroir de laquelle il s’est représenté, faisant ainsi un de ses premiers autoportraits . Un bonheur d’exposition, dans laquelle on a envie de s’immerger totalement.

Il y a un même amour et une même foi dans la peinture dans le travail de Thomas Lévy-Lasne, un artiste dont il a aussi été plusieurs fois question dans ces colonnes (cf https://larepubliquedelart.com/thomas-levy-lasne-la-peinture-maintenant/) et qui expose pour la première fois à la galerie Les Filles du Calvaire. Mais peut-être avec une ambition plus affichée : « Ma peinture tourne autour d’une esthétisation calme du réel, explique-t-il, un spectacle à échelle humaine, un matérialisme confiant, un premier degré souriant, une attention au tragique de l’existence en tension avec un appétit de peindre et une joie à rendre le trésor quotidien qu’est le monde des apparences ». Et effectivement, ses premiers tableaux, qui revendiquaient le fait de n’appartenir à aucun style, mais de faire preuve de styles à chaque fois différents, montraient des personnages qui ne communiquaient guère, repliés sur eux-mêmes, tournés vers leurs écrans de portables ou d’ordinateurs ou comme écrasés dans des environnements qui les engloutissaient totalement. On était là dans un univers « houellebecquien », d’une insondable tristesse mais non dénué d’humour, dans une vision déprimante mais aussi implacable de la société contemporaine.

Dans les toiles qu’il montre à la galerie Les Filles du Calvaire, sous le titre L’Asphyxie (c’est déjà tout un programme !), et qui sont le fruit de plusieurs années de travail (dont un an passé à la Villa Médicis), les personnages humains ne sont plus au premier plan mais se fondent, lorsqu’ils sont présents, dans des paysages qui évoquent leur rapport au monde. Car le curseur, ici, a un peu changé : ce ne sont plus tant les relations entre les individus qui sont évoquées ici que les relations de l’homme avec son environnement, « un paysage tragique, dit encore l’artiste, un paysage aussi banal que le mal qu’il renferme ». Et, de fait, ce que montrent « calmement » ces tableaux, c’est le désastre ou l’absurdité de notre quotidien : là la centrale de Tchernobyl qui semble paisiblement posée dans la nature, comme si de rien n’était, là des bords de mers envahis par les déchets, là un couple qui se photographie devant l’entrée du camp d’Auschwitz, là une pancarte qui indique « Propriété privée, Défense de passer » sur un champ recouvert de neige où l’on ne voit aucune démarcation, là une sorte de parc d’attraction de Montréal qui veut reproduire la jungle ou le golfe marin, mais de manière totalement artificielle. La noirceur est partout, mais elle s’exprime sans ostentation, en douceur, même avec une forme de jubilation. Et le soin apporté aux détails, la précision dans l’exécution en même temps que le plaisir évident dans l’acte même de peindre forcent l’admiration.

Au rez-de-chaussée, Thomas Lévy-Lasne expose une série de fusains (par nature, très noirs eux aussi) qu’il aurait dû montrer au salon Drawing Now si la Covid n’en avait décidé autrement. Et là, peut-être plus encore que dans les peintures qui ne sont pas exemptes, parfois, d’une certaine raideur, on ne peut qu’être ébloui par la virtuosité de l’artiste. Au centre trône un immense dessin sur toile de 3 x 4m qui représente Le Bosco, un lieu très connu de la Villa Médicis, mais qui est désormais menacé de disparition. Et tout autour, ce sont soit de dessins consacrés au thème du spectacle (cinéma, théâtre, concert), soit des scènes du quotidien (comme l’hôpital) qui sont montrés. Jeu sur l’ombre et la lumière, intensité des noirs, grain qui fait que les images apparaissent tout autant contemporaines qu’appartenant à un monde révolu, ces dessins sont d’une exceptionnelle intensité. S’il est vrai que 40 ans est l’âge de la maturité, Thomas Lévy-Lasne peut se targuer de l’avoir atteinte avec brio : il est désormais en pleine possession de ses moyens et tout ici respire la culture, l’intelligence et la maîtrise.

-Mathieu Cherkit, Nouveau jour, jusqu’au 10 octobre à la galerie Jean Brolly, 16 rue de Montmorency 75003 Paris (www.jeanbrolly.com)

-Thomas Lévy-Lasne, L’Asphyxie, jusqu’au 24 octobre à la galerie Les Filles du Calvaire, 17 rue des Filles du Calvaire 75003 Paris (www.fillesducalvaire.com)

Images : Mathieu Cherkit, Staircase-E, 2020, huile sur toile, 140 x 170cm ; Mille-feuilles, 2020, huile sur toile, 230 x 180cm ; Thomas Lévy-Lasne, A Auschwitz, 2020, huile sur toile, 129,5 x 194 cm, Courtesy Galerie Les Filles du Calvaire ; Le Guide de Tchernobyl, fusain sur papier, 93 x 125 cm, Courtesy Galerie Les Filles du Calvaire 

Cette entrée a été publiée dans Expositions.

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Une Réponse pour Fous de peinture

Mimi Pinson dit :

Vu.

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