de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Francesca Woodman, fulgurante

Francesca Woodman, fulgurante

Aujourd’hui, je voulais écrire sur Monumenta et sur le Salon de Montrouge, deux manifestations exactement opposées, puisque l’une marque le triomphe d’un artiste déjà reconnu par une œuvre au caractère monumental, alors l’autre a pour objectif, à travers une multitude de pièces, de faire découvrir de jeunes artistes qui n’ont pas encore de la galerie et dont le travail a été très peu vu. Je voulais dire que le Monumenta confié à l’artiste d’origine chinoise Huang Yong Ping est certes très spectaculaire et impressionnant formellement (un squelette de serpent métallique posé sur des containers qui court dans tout l’espace du Grand Palais et évoque aussi un paysage asiatique avec son lac et ses montagnes), mais qu’il est un peu court sur le plan de la symbolique (les containers renvoyant bien sûr à la mondialisation et un bicorne de Napoléon faisant une sorte d’arc de triomphe entre eux à la volonté des pays de s’approprier le pouvoir). Je voulais dire aussi que j’avais bien aimé la sélection du Salon de Montrouge, avec quelques propositions vraiment intéressantes (comme le triptyque mêlant photos et vidéo très contemplatif de Romain Kronenberg, l’installation poignante de Marwan Moujaes ou les pièces subtiles, délicates et profondes de Golnaz Payani, des œuvres liées, d’ailleurs, de manière plus ou moins évidente, à l’histoire de notre temps), mais que j’avais été moins convaincu par la volonté du nouveau directeur du Salon, Ami Barak, de faire une exposition collective, regroupant les œuvres par sections (« Ironie de l’histoire », « Raconte-moi la planète, « La veille des formes », par exemple), et faisant en sorte que les différentes pièces d’un même artiste se retrouvent parfois dans plusieurs sections. Ce type de fonctionnement rend plus difficilement perceptible la cohérence d’un travail, surtout lorsqu’il s’agit d’artistes que l’on ne connaît pas. De plus, un salon doit rester un salon, même avec son côté bordélique, et c’est plus au visiteur de faire des liens entre les œuvres ou d’en tirer une ligne directrice qu’à un commissaire.

Francesca Woodman, Self-Deceit # 1, 1978 © Betty and George Woodman NB: No toning, cropping, enlarging, or overprinting with text allowed.

Je voulais dire tout cela et passer davantage les choses en détail, si, ce matin, je n’étais allé voir l’exposition Francesca Woodman qui s’ouvre demain à la Fondation Henri Cartier Bresson et si la forte impression qu’elle a produite sur moi n’avait pris le pas sur tout le reste. Car cette exposition est une déflagration, qui, à l’inverse d’un Monumenta, n’agit pas de manière immédiate (la plupart des clichés sont de petites tailles et il n’y en a pas tant que cela), mais qui distille son trouble, insidieusement, au fil de la visite et qui vous poursuit longtemps ensuite. Francesca Woodman, faut-il le rappeler, a eu une carrière très brève. Elle est née en 1958 à Denver, dans une famille d’artistes (son père était peintre et photographe, sa mère sculpteur et son frère vidéaste). Très tôt, donc, elle a baigné dans le monde de l’art (sa famille se rendait aussi tous les étés près de Florence, où ils possédaient une ferme) et, à l’âge de treize ans, son père lui offrit son premier appareil photo. Elle fit ses études dans différentes écoles américaines et, grâce à une bourse, passa un an à Rome, en 1977-78. Elle participa à plusieurs expositions en Italie, mais aussi à New York où elle aménagea en 1979, et elle publia même un livre basé sur la géométrie et plus particulièrement sur le théorème d’Euclide (Some Disordered Interior Geometries). Mais en 1981, alors qu’elle n’était âgée que de 21 ans, elle mit fin à ses jours.

L’exposition présentée à la Fondation Cartier Bresson a été conçue par Anna Tellgren, la  conservatrice de la photographie au Moderna Museet de Stockholm, où elle a déjà été montrée, ainsi qu’à Amsterdam (on la verra aussi à Malmö au mois de novembre prochain). Elle rassemble plusieurs dizaines de tirages, la plupart en noir et blanc, et est intitulée On Being An Angel en référence à une photo où on la voit, en plongée, le visage à la renverse. Mais la question de l’ange a beaucoup préoccupé Francesca Woodman, qui y est revenu à de nombreuses reprises, sans doute parce que l’ange, qui est partout et tout le temps, permet de percevoir l’invisible et que c’est cette quête de ce qui échappe habituellement à la perception humaine qui obsède l’artiste. Un grand nombre de photos montrées ici ont d’ailleurs été réalisées à Rome, dans un immeuble en décrépitude où le papier peint est arraché et qui semble promis à une prochaine démolition. On La voit, souvent nue, dans des mises en scène étranges, où le corps est constamment sollicité et où la lumière joue un rôle essentiel. Bien sûr, la représentation du corps féminin, dans une histoire de l’art où elle existe essentiellement à travers le regard masculin, est au centre des recherches, ainsi que la manière de l’inscrire dans l’espace. Mais les photos de Francesca Woodman, qui jouent sur la fragilité, la fugacité du temps, vont bien au-delà du strict genre de l’autoportrait.

Francesca Woodman, Untitled, 1977-1978 © Betty and George Woodman NB: No toning, cropping, enlarging, or overprinting with text allowed.

Car ce qui fascine dans son travail, c’est aussi la manière dont il s’inscrit dans les grands courants de l’histoire de l’art. Aux alentours de vingt ans, âge auquel la plupart de l’œuvre a été produite, il est peu probable que la jeune fille ait eu conscience de ces influences et qu’elle ait délibérément voulu en jouer. Mais on sent qu’elle en était nourrie et qu’elle les a régurgitées à sa manière. Ainsi, toutes les images qui intègrent des miroirs ou des morceaux de verre font écho au surréalisme et son goût des corps morcelés. Celles dans lesquelles on la voit essayer d’occuper coûte que coûte des structures métalliques renvoient au minimalisme qui triomphe à cette époque et qu’elle « humanise », par sa simple présence physique. Celles qui fonctionnent en série et sur lequelles elle a intégré du texte font penser (mais aussi pour l’esthétique) à Duane Michals, un photographe que la jeune artiste avait beaucoup regardé. Mais encore une fois, même si elle s’est imprégnée de tous ces mouvements et de tous ces grands ainés, c’est pour mieux s’en démarquer et livrer une œuvre totalement personnelle et originale.
On peut se demander alors si le sentiment de fulgurance rimbaldienne que l’on éprouve face à ces images si singulières n’est pas dû au fait que l’on ait toujours en tête la brièveté de la vie de l’artiste. Et à ce sujet, on ne peut mieux répondre que la romancière Anna-Karin Palm, qui a écrit un texte pour le catalogue qui accompagne l’exposition : « Les photographies de Francesca Woodman, dit-elle, sont l’œuvre d’une toute jeune femme. Il y a des choses qu’une jeune personne voit plus clairement, quand elle n’est pas encore faite aux compromis, aux choses grises de la vie. (…) Mais on se tromperait en croyant que j’entends par l’œuvre d’une toute jeune femme quelque chose de tendre ou de romantique. Ce qui nous touche et nous inspire dans le travail de Francesca Woodman, c’est bien plutôt la force et la richesse d’expression. Elle est euphorisante, cette force. Furieuse, insolente, ludique, sensible, rêveuse, mélancolique, rebelle, humoristique, douloureuse, investigatrice et vivante. (…) Et même dans le temps, ses images sont comme des fragments d’histoires, qui se prolongent en dehors du tirage, au plus profond du regardeur. »

On Being An Angel, Francesca Woodman, jusqu’au 31 juillet à la Fondation Henri Cartier Bresson, 2 impasse Lebouis 75014 Paris (www.henricartierbresson.org). Un catalogue est publié par les Editions Xavier Barral (232 pages, 35€). Du 11 mai au 4 juin, la galerie Marian Goodman, 79 rue du Temple 75003 Paris, présente une sélection de photos de l’artiste.

 

Images : Francesca Woodman, From Space 2, Providence, Rhode Island 1976 © George and Betty Woodman; Self-deceit #1, Rome, Italie, 1978 © George and Betty Woodman; Untitled, Rome, Italie, 1977-1978 © George and Betty Woodman

Cette entrée a été publiée dans Expositions.

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commentaires

2 Réponses pour Francesca Woodman, fulgurante

Mouse dit :

Quelle belle critique ! voilà qui donne une furieuse envie d’y aller voir.
Merci.

christiane dit :

Magnifique création (Francesca Woodman). Encore merci.

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