Harriet Backer, Daniele Genadry: et la lumière fut!
Elle était, parait-il, la femme peintre la plus renommée en Norvège à la fin du XIXe siècle. Pourtant, en dehors des frontières de son pays, elle reste largement méconnue. Harriet Baker, à qui le musée d’Orsay consacre une grande rétrospective cet automne (en collaboration avec le Nationalmuseum de Stockholm) est une personnalité attachante qui mérite qu’on la redécouvre.
Elle est née en 1845 dans une famille très sensible à l’art (sa sœur ainée était chanteuse et une autre, Agathe, pianiste et compositrice mondialement connue). Après une formation à Kristiani (l’ancien nom d’Oslo), elle rejoint Agathe à Berlin, qui y étudie le piano, puis les deux sœurs partent pour Florence, où elle étudie dans l’école de la peintre suisse Anna Suzanna Fries. Après un rapide retour à Oslo, commence un périple en Europe, car à l’instar de ses collègues norvégiens, elle sait que c’est dans le capitales artistiques de l’Europe de l’Ouest et du centre qu’elle pourra vraiment parfaire son éducation. En 1874, toujours en compagnie de sa sœur, elle s’installe à Munich où vit une importante communauté d’artistes scandinaves et se forme en copiant les maîtres anciens dans les musées (surtout la peinture hollandaise du XVIIe siècle). Puis, quatre ans plus tard, elle arrive à Paris, où elle reste dix ans et s’inscrit à l’Académie de Mme Trélat de Vigny, une école réservée aux femmes où enseigne, entre autres, Léon Bonnat.
En 1888, après avoir eu une petite reconnaissance en France (son tableau Solitude a reçu une mention honorable au Salon à Paris), elle rentre définitivement en Norvège et ouvre sa propre école de peinture qui accueille de nombreux élèves jusqu’en 1909. Et petit à petit, elle devient une des figures artistiques les plus importantes de son pays : le gouvernement la nomme au conseil d’administration et au comité d’acquisition de la galerie nationale de Norvège (fonction qu’elle occupe pendant vingt ans), elle reçoit la médaille d’or du Mérite du Roi et, à partir de 1909, une pension annuelle d’un mécène, et elle bénéficie de nombreuses expositions. A tel point qu’en 1922 parait sa première biographie. En 1925, elle est nommée chevalier de l’ordre de Saint-Olav et cinq ans plus tard, à l’occasion de son 85e anniversaire, un défilé aux flambeaux est organisé dans les rues d’Oslo. Elle meurt en 1932.
Ce qui est intéressant dans le parcours de cette artiste, ce n’est pas tant ses pérégrinations à travers l’Europe, communes à de nombreux artistes de l’époque, que ce qui fait sa particularité : elle était féministe (elle a participé à plusieurs manifestations et l’Association norvégienne pour le droit des femmes l’a nommée membre honoraire) et elle a partagé toute sa vie avec Kitty Kielland, également peintre et qu’elle avait rencontrée à Munich. Les deux femmes se sont d’ailleurs régulièrement représentées dans des portraits respectifs, en particulier dans l’atelier où elles recevaient aussi leurs amies. Car ce qui caractérise la peinture d’Harriet Baker, ce sont d’abord les scènes d’intérieur, feutrées, intimes, où le piano joue un rôle fédérateur (dans l’exposition d’Orsay, une salle regroupe toutes les toiles autour du piano et l’artiste souhaitait que sa peinture, à travers les rythmes et les couleurs traduisent les impressions produites par la musique).
Plus tard, elle s’ouvrit sur l’extérieur et peignit des paysages sur le motif, un peu à la manière des Impressionnistes qu’elle avait pu observer à Paris. Mais ses sujets de prédilections restent l’intérieur, que ce soit celui des lieux dans lesquels elle a vécu, de fermes en Bretagne où elle a fait un voyage d’études ou d’églises en Norvège, pour lesquelles elle éprouvait une sorte de fascination et dont elle aimait reproduire les jeux de lumière et de couleurs sur les boiseries ou les pierres usées par le temps (avec parfois des cadrages très originaux, comme dans la toile Baptême dans l’église de Tanum). Et son style évolua considérablement, depuis une forme de naturalisme, pour ne pas dire d’académisme, vers une manière plus libre, moins précise dans le détail, inspirée justement des Impressionnistes, qui fit dire à certains critiques qu’elle peignait du « plein air en intérieur ». Car ce sont vraiment les modulations de couleur souvent chaudes et le travail sur la lumière qui intéressaient Harriet Baker et qui font que son œuvre nous touche encore aujourd’hui.
La lumière est aussi au centre du travail de Daniele Genadry, une autre artiste peu connue, mais pour d’autres raisons (née en 1980 au Liban, elle n’en est qu’à sa deuxième exposition à Paris). Une lumière qui irradie ses tableaux et ses dessins et met au centre la question du regard. Car dans ses paysages aux couleurs pastel, souvent à la limite du perceptible, nait, généralement au second plan, une forme de trou blanc, un puits de lumière qui éblouit le regardeur et lui demande de prendre du temps pour distinguer tous les détails qui se trouvent autour. D’où l’importance d’ailleurs, dans les dessins, de la fenêtre qui cadre et permet un plus grand contraste entre le premier plan net et le deuxième où le regard se perd. Ou dans les peintures, de la fracture, de la bande blanche, de la scission (certaines œuvres se présentent sous la forme de diptyques ou de triptyques). Il y a bien sûr quelque chose de très méditerranéen dans cette peinture qui invite au silence et à la contemplation, joue sur la réserve et la bordure, l’intérieur et l’extérieur. Comme le dit Fares Chalabi dans le texte qui accompagne l’exposition : « ces peintures sont des points de rencontres entre deux dimensions : celle de l’espace pictural et de l’espace réel, l’espace dépeint que nous voyons dans le tableau et l’espace bien réel depuis lequel nous voyons le tableau. Le moyen qu’emploie Genadry pour créer cette fusion entre l’espace pictural et l’espace réel consiste à rendre indistinguables la lumière qui semble émaner du tableau -appartenant en cela à l’espace pictural) et la lumière ambiante qui illumine le tableau -appartenant en cela à l’espace réel ». C’est ce qui rend sa peinture si troublante et si intrigante.
-Harriet Backer, La Musique des couleurs, jusqu’au 12 janvier au Musée d’Orsay (www.musee-orsay.fr). A l’occasion de l’exposition, Flammarion, en coédition avec le Musée d’Orsay, publie le catalogue qui est aussi la première monographie française de l’artiste avec des textes, entre autres, d’Estelle Bégué, de Leïla Jarbouai, de Carina Rech et de Vibeke Waallann Hansen. 184 pages, 39€.
-Daniele Genadry, daylight, jusqu’au 26 octobre à la galerie In Situ Fabienne Leclerc, 43 rue de la Commune de Paris, Romainville (www.insituparis.fr)
Images : Harriet Backer (1845-1932), Musique, intérieur à Paris, (Musikk, interiør fra Paris), 1887, Huile sur toile, 38,5 × 55,5 cm, Oslo, National museum, © National Museum / Børre Høstland ; Harriet Backer (1845-1932), Baptême dans l’église de Tanum [Barnedåp i Tanum kirke], 1892, Huile sur toile, 110,8 × 143 cm , Oslo, National Museum , ©, National Museum / Børre Høstland ; vue de l’exposition de Daniele Genadry, daylight à la galerie In Situ Fabienne Leclerc, photo Aurélien Mole Courtesy Daniele Genadry et In Situ Fabienne Leclerc, Grand Paris
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