La boucle est bouclée
Elina Brotherus s’est faite connaître à a fin des années 90 avec une série de photos, Das Mädchen sprach von der Liebe (« La Jeune Fille parlait d’amour », le titre est emprunté au Voyage d’hiver de Schubert) qui ne laissa personne indifférent : des images brutales, qui racontaient la séparation avec son compagnon d’alors et qui culminaient avec une photo qui la montrait allongée sur un lit, le visage fermé et tourné vers l’extérieur, et dont le titre, I hate sex, résumait bien son état d’esprit. Puis la jeune d’à peine trente ans a été lauréate d’une résidence au musée Nicéphore Niepce de Chalon-sur-Saône et elle quitté sa Finlande natale pour venir passer quelques mois en France et y apprendre notre langue. Elle l’a fait avec une méthode qui consistait à coller des post-it avec le mot français sur les objets désignés et, de cette période, est née une autre série d’images, Suites françaises (en hommage à Bach cette fois) et dans laquelle certains ont voulu voir une dimension conceptuelle, alors qu’elle ne faisait que raconter l’apprentissage linguistique et personnel de la jeune artiste.
A partir des années 2000, un virage radical s’opére dans son travail. Elle délaisse l’aspect autobiographique pour se lancer dans un cycle plus formel qu’elle intitule The New Painting. Elle s’y représente encore elle-même (en alternance avec différents types de paysages), mais dans une situation ou une posture qui ne renseigne rien sur sa vie privée, mais renvoie directement ou indirectement aux grands thèmes de la peinture classique. Car ce qui a toujours fasciné Elina Brotherus, c’est le rapport que la photographie entretient avec la peinture, la façon dont elle pose les mêmes questions, au fond, de lumière, d’espace, de composition. Pour elle, la photographie est la nouvelle peinture, c’est-à-dire qu’elle peut traiter aujourd’hui des sujets qui étaient autrefois les privilèges des peintres. En 2009, dans une vertigineuse mise en abyme, elle a même poussé plus loin cette problématique en filmant et photographiant deux peintres en train de réaliser son propre portrait nue (Artists at Work).
Ainsi sont nées de magnifiques images, qui la montrent souvent à la fenêtre, comme dans les peintures de Vermeer, ou à sa toilette, comme dans la peinture impressionniste française et en particulier Degas. De nombreuses images la montrent aussi de dos, car l’artiste aime le dos, qu’elle trouve plus doux, plus calme, moins « agressif » que le regard et, de cette série d’images de « dos » a émergé une sous-série qu’elle a intitulée Der Wanderer (« le Promeneur »), qui fait directement allusion à Caspar Friedrich : de grands formats, où, vêtue d’un long manteau, elle fait face à des montagnes enneigées qui émergent de la brume et qui clament haut et fort leur pouvoir romantique. Toutes ces photos font preuve d’une douceur, d’une harmonie (en dépit, parfois, des vêtements que porte l’artiste et qui tranchent non sans humour avec le cadre dans lequel ils s’inscrivent) et d’une sensibilité tout de suite reconnaissables. Réalisées à la chambre, avec un long temps de pose, elles témoignent aussi d’une qualité technique qui ne relève d’aucune correction sur ordinateur. Par la suite, Elina Brotherus a présenté d’autres séries comme les Model Studies ou les Artist and her Model, qui, chacune à leur manière, perpétuent leur interrogation sur la peinture, mais aucune n’est revenue, du moins directement, au caractère autobiographique des débuts.
Annonciation, la série qu’elle présente actuellement à la galerie Gb Agency, est bouleversante à plus d’un titre. D’abord pour le sujet qu’elle aborde et qui renoue, lui, pleinement avec l’autofiction : l’impossibilité pour une femme d’avoir un enfant, malgré les fécondations in vitro et autres tentatives médicales. On y voit l’artiste attendre, désespérément, la bonne nouvelle ; on la voit s’injecter des piqures dans le ventre ; on la voit s’effondrer et pleurer face à l’échec de ces tentatives (et quand on sait qu’elle fut elle-même très jeune orpheline, on mesure d’autant mieux la douleur réelle que l’épreuve a du représenter pour elle). Mais la série est bouleversante aussi pour la forme qu’elle prend : outre des renvois aux post-it des Chalon-sur-Saône, elle s’inscrit dans la problématique des New Painting et c’est ainsi que quatre des images essentielles qui la composent font allusion à la célèbre Annonciation de Fra Angelico du musée San Marco de Florence. La boucle est bouclée, le fond a rejoint la forme comme en une conclusion ou un point culminant du travail de l’artiste. Sur la quatrième de couverture du livre Artist and her Model, qu’elle a publié récemment aux Editions Le Caillou bleu, elle écrit : « J’ai aujourd’hui 40 ans. (…) Que s’est-il passé ? Qu’est-ce qui a changé ? Les appartements, les petits-amis ; le visage a vieilli. (…) Je me rends compte avec surprise que je ne suis plus la cadette lors des expositions collectives. (…) Depuis peu, j’ai des problèmes de santé comme plusieurs dans mon entourage, certains sont décédés. Je présume que le livre trouve une de ses sources dans ces sombres pensées. »
Dans l’exposition, deux petits films réalisés lors d’un récent séjour à New York allègent le propos. D’un caractère presque burlesque, ils ouvrent de nouvelles perspectives et trace un chemin loufoque vers de nouvelles aventures. Personne ne doute, d’ailleurs, qu’après cette mort symbolique, une artiste de l’envergure d’Elina Brotherus ne sache rebondir et porter son très grand talent vers d’autres territoires.
Annonciation d’Elina Brotherus, jusqu’au jusqu’au 20 juillet à la galerie Gb Agency, 18 rue des 4 Fils 75003 Paris
Images: Der Wanderer 2, Le Printemps, vue de l’exposition Annonciation. Courtesy Gb Agency.
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