Laurent Le Deunff entre le naturel et l’artificiel
Il peut sembler dérisoire, lorsque l’extrême-droite est, en France, aux portes du pouvoir, de parler d’une exposition, surtout si celle-ci se révèle plutôt joyeuse. Que peut faire l’art face à la politique ? La question a été toujours posée et mille réponses y ont été apportées. La plus évidente, bien sûr, est de résister, et bien des artistes l’ont choisie ou la choisiront en attaquant de manière frontale, faisant de leurs œuvres une véritable charge contre le pouvoir en place. Une autre est de s’évader, faire en sorte que l’art soit une échappatoire aux vicissitudes du moment. Mais celle-ci n’est pas forcément contradictoire avec la première, car le rêve, l’imaginaire, la poésie peuvent être aussi des armes qui échappent à toute forme d’autorité (voir, de ce point de vue, la passionnante exposition Chagall politique qui se tient actuellement au Musée Chagall de Nice, Chagall et les artistes en exil – La République de l’Art (larepubliquedelart.com).
L’exposition plutôt légère et qui ouvre sur la fantaisie dont on souhaite parler aujourd’hui est celle de Laurent Le Deunff qui se tient actuellement à la galerie Semiose. Son titre, Whatever This May Be (« Quoi qu’il en soit »), qui fait référence au procès de Brancusi contre le gouvernement américain (qui avait taxé une de ses sculptures parce qu’il la considérait comme un objet industriel et non comme une œuvre d’art) résume bien ce qui s’y joue. On y voit d’un côté des pièces qui relèvent d’une taille directe du bois et, de l’autre, des pièces en rocaille qui l’imitent. Les pièces en taille directe sont de différentes dimensions. Mais elles sont réalisées pour la plupart sur le modèle des cadavres exquis chers aux surréalistes, c’est-à-dire de trois formes qui s’enchainent et qui n’ont a priori rien avoir les unes avec les autres. C’est ainsi qu’un coffre-fort peut être surmonté d’un os, puis d’une cacahuète ou qu’une loutre peut être prise en sandwich entre une dent et une clef. Lorsqu’il se lance dans sa taille, Laurent Le Deunff, qui s’était fait connaître par ses sculptures en rognures d’ongles ou par ses dessins d’animaux qui s’accouplent, n’a pas d’idée précise d’où cela va le mener. Il se laisse entraîner par les associations d’images qui surgissent, souvent de nature humoristique. Ce qui le guide essentiellement, c’est la nature du bois, et la manière dont sa main y trouve sa place. Et c’est la raison pour laquelle les sculptures portent uniquement le non du bois dans lequel elles sont faites, soit « buis », « châtaignier », « chêne », etc.
Mais comme pour contrecarrer ces pièces faites en taille directe, il en produit d’autres, hors de son atelier, dans un matériau qui n’a rien de naturel : la rocaille. Comme l’explique Philippe Piguet dans le catalogue d’une exposition de l’artiste qui s’est tenue aux Sables d’Olonne, l’an passé : « le principe de la rocaille repose sur la construction d’éléments visant à imiter certaines œuvres de la nature -grottes, rochers, branches d’arbres, etc.- dont la fonction est essentiellement décorative et dont l’appellation qualifie un certain style artistique apparenté par la suite au rococo. » C’est ce qu’on voit dans les parcs ou les jardins et qui est constitué d’un mélange de ciment et de sable qu’on applique par couches successives sur une structure de fers à béton et de grillage. Et c’est dans un premier temps pour imiter les bûches dont il se servait que Laurent Le Deunff a utilisé cette technique. Mais très vite, il l’a étendue à d’autres sujets et c’est ce qu’on voit dans l’exposition avec d’autres animaux (ours, hibou, souris, etc.) et avec de faux pièges pour les attraper.
Dans tout le parcours qui est conçu comme une sorte de labyrinthe dans lequel on se promène (ou comme un jardin, puisqu’une sculpture fait aussi office de fontaine), on passe du vrai au faux, de l’élément naturel à l’artificiel, de l’original à la copie, sans plus trop savoir ce qu’il en est. C’est ce qui fait le charme de cette exposition, son ambiguïté, son ambivalence (on trouve aussi des os à mâcher pour chiens en albâtre ou des coquilles de noix transformées en portraits). Laurent Le Deunff, qui a été marqué par un voyage au Canada et la culture amérindienne et qui a un goût prononcé pour l’enfance, l’art populaire et le vernaculaire, s’amuse et nous enchante en même temps. Alors il est vrai qu’en ces temps troublés, sa pratique peut sembler estivale et légère, mais elle offre une respiration qui est bien nécessaire, ainsi qu’une réflexion sur l’histoire de l’art (entre autres la question du support) et le faux-semblant qui est moins anodine qu’elle n’y paraît.
-Laurent Le Deunff, Whatever This May, jusqu’au 17 août à la galerie Semiose, 44 rue Quincampox 75004 Paris (www.semiose.com)
Images : Vues de l’exposition Whatever This May Be, Laurent Le Deunff © Rebecca Fanuele. Courtesy Semiose, Paris.
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