de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Le fantôme de Marie Vassilieff

Le fantôme de Marie Vassilieff

L’heure est à la réhabilitation, surtout celle d’artistes femmes qui ont longtemps pâti d’un milieu professionnel dominé par les hommes. Il y a peu, c’est le travail de la polonaise Alina Szapocznikow , morte prématurément en 1973, qui a été reconsidéré et qui atteint désormais des sommets en salles de ventes. Récemment, c’est Rosemarie Castoro, première épouse de Carl Andre, qui a eu les honneurs d’une exposition rétrospective chez Thaddhaeus Ropac (cf http://larepubliquedelart.com/forets-puissantes/). Et quand elles n’étaient pas déjà mortes, c’est tardivement que des artistes comme Louise Bourgeois, dont il a été question dans un précédent billet (cf http://larepubliquedelart.com/sonia-delaunay-louise-bourgeois-deux-femmes-puissantes/) ou Etel Adnan ont eu droit à une reconnaissance.

Marie Vassilieff, qui est née en 1884, en Russie, fait partie de ces artistes-là. En 1905, elle part en voyage d’études à Paris et, grâce à une bourse de la Tsarine, peut y rester plus longtemps que prévu. Dans un premier temps, elle s’installe rue de la Grande-Chaumière, dans la même pension que d’autres artistes russes, dont Sonia Delaunay, avec qui elle suit des cours à l’Académie La Palette. Puis elle devient l’élève de Matisse, qui a ouvert son académie boulevard des Invalides, là où se trouve aujourd’hui le musée Rodin, et, en 1909, elle traduit en russe, pour une revue d’avant-garde moscovite, ses Notes d’un peintre, parues quelques mois plus tôt. La même année, elle rencontre le poète André Salmon, un proche Picasso, Braque et Apollinaire et intègre ainsi les cercles les plus avant-gardistes du moment.

Pour autant, elle ne participe pas aux groupes et expositions cubistes, dont elle subit néanmoins l’influence. Elle-même fonde, avec d’autres compatriotes, l’Académie russe de peinture et de sculpture dont l’enseignement est résolument tourné vers le modernisme et attire des artistes tels que Chagall, Soutine, Chana Orloff, Zadkine ou Lipchitz. Mais elle est accusée de détourner des fonds et démissionne aussitôt pour ouvrir, en 1911, sa propre académie dans son atelier du 21 avenue du Maine, où elle travaille depuis peu. Ce lieu va devenir rapidement un centre de rencontres important et Fernand Léger, notamment, y donnera deux conférences sur l’art moderne, juste avant la Guerre.

Celle-ci, justement, va bouleverser la vie de la communauté de Montparnasse et, pour lui venir en aide, Marie Vassilieff décide d’ouvrir dans cet atelier une cantine qui peut rester ouverte toute la nuit. On peut y prendre des repas pour des sommes dérisoires, mais c’est surtout un lieu de fêtes, de concerts, de danse destiné à remonter le moral des permissionnaires. Tous, de Picasso à Braque et Max Jacob, en passant par Cocteau, Cendrars, Modigliani ou même Trotski, viendront s’y attabler et Marie Vassilieff, avec ses cheveux coupés « à la garçonne » et sa voix grave et ferme, en sera la reine incontestée.

Mais en 1917, enceinte, elle décide de fermer sa cantine. Début 1919, elle est soupçonnée d’être une espionne bolchevique et placée quelques mois en résidence surveillée à Melun. Après sa libération, elle s’intéresse de plus en plus aux arts décoratifs. Elle conçoit des vêtements, des meubles et de nombreuses poupées à l’effigie de personnalités que Paul Poiret diffuse. Surtout elle dirige l’atelier des Ballets Suédois de Rolf de Maré, qui triomphent alors à Paris, au Théâtre des Champs-Elysées, à la suite des Ballets Russes de Diaghilev. Pour cette compagnie, mais aussi pour d’autres, elle va concevoir de nombreux costumes (dont ceux, en 1923, de La Création du monde de Léger) et des marionnettes, s’inscrivant dans la grande tradition des artistes de la première moitié du XXe siècle qui travaillèrent pour le théâtre.

En 1927, elle est frappée par une crise mystique et elle continue à montrer son travail dans différentes galeries, mais elle n’appartient à proprement-parler à un aucun groupe, a du mal à vendre et sa situation financière devient alarmante. Du coup, cinq ans plus tard, elle dit vouloir liquider toutes ses œuvres pour devenir « Bonne à tout faire ». Ce qu’elle ne fera bien sûr pas, mais en 1938, elle quitte Paris pour s’installer à Cagnes-sur-Mer, où elle vivra pendant huit ans, continuant à peindre simultanément des scènes religieuses et des scènes érotiques. Après la Seconde Guerre, elle revient dans la capitale et présente des statuettes hyper-sexualisées au Salon des indépendants où elle exposera quasiment tous les ans, de 1950 à sa mort en 1957. En 1953, Marie Vassilieff avait pris sa retraite à la Maison nationale des artistes de Nogent-sur Marne, où elle était la première pensionnaire femme admise en raison de sa carrière et non de son mariage.

Pour rendre hommage à cette figure oubliée de la scène artistique française (quasiment aucune œuvre ne figure dans les collections publiques), la Villa Vassilieff, qui se trouve donc avenue du Maine, là où l’artiste avait son atelier-cantine, et qui est désormais une des deux antennes du centre d’art Bétonsalon , et la Fondation des artistes de Nogent-sur-Marne, qui gère aussi la Maison nationale des artistes, ont décidé de s’unir et de proposer, sous le commissariat de Mélanie Bouteloup et d’Emilie Bouvard, en collaboration avec Camille Chenais, une exposition qu’elles ont intitulée Une journée avec Marie Vassilieff, en référence à un ouvrage de l’historien Billy Klüver, qui a tenté de retracer, grâce à une série de photos prises par Cocteau, le parcours d’un après-midi de promenades de Picasso dans les rues de Montparnasse…en compagnie notamment de Marie Vassilieff. Et pour ce faire, elles ont demandé à un certain nombre d’artistes contemporains dont les travaux peuvent entrer en écho, d’une manière ou d’une autre, avec ceux de Marie Vassilieff, de produire des œuvres pour les mettre en regard avec celles de la pionnière russe. L’intention est louable et elle rappelle bien le rôle essentiel de rassembleuse et de fédératrice qu’elle a joué, entre les deux Guerres, à Montparnasse. Le seul problème est que ces artistes contemporains finissent par prendre le pas sur l’univers de Marie Vassilieff et comme aucun des deux lieux n’est consacré uniquement et de manière chronologique à son travail (ce qui en faciliterait quand même la connaissance, surtout pour une artiste que l’on redécouvre), on sort de l’exposition avec une idée un peu approximative – ou en tous cas partiellement détournée – de son œuvre.

Ainsi, à la Villa Vassilieff, ce sont des vidéos de Liv Schulman, lauréate du dernier Prix Ricard, que l’on peut voir. Dans un cycle intitulé Le Goubernement, elle propose une histoire fictionnelle et souvent assez humoristique de la vie de 46 femmes exilées en France et ayant eu une profession artistique entre 1920 et 1970. C’est la plupart du temps très juste et très pertinent, mais Marie Vassilieff sert surtout de prétexte à ces courts films qui rappellent les séries télé.

Ainsi à la Fondation des Artistes, ce sont des œuvres de Flora Moscovici, Mohamed Larbi Rahhali, Christian Hiddaka, Thu Van Tran ou Yto Barrada qui se mêlent ou font écho à celles de Marie Vassilieff. Mais outre que certains artistes, et non des moindres, n’ont pas du tout joué le jeu (Laura Lamiel, qui présente dans la bibliothèque une belle installation, mais sans lien avec le reste ; Michel François qui a choisi de filmer un pensionnaire de la maison de retraite accro au scrabble), d’autres présentent des pièces qui n’ont qu’un rapport lointain ou un peu tirés par les cheveux avec celles de leur ainée (Flora Moscovici, par exemple, qui traduit à sa manière colorée et sensible la vue que celle-ci aurait eu de Nogent). De Marie Vassilieff, on voit certes des pièces (des poupées, des masques, des dessins érotiques, cubistes, etc.), mais dans le désordre, au second plan, qui ne nous permettent pas de juger de sa trajectoire ni de son évolution esthétique. Les commissaires ont-elles à ce point manqué de matière ou ont-elles si peu fait confiance à l’artiste qu’elles n’ont pas voulu davantage la mettre en avant ? L’exposition qui permettra de se faire une idée précise de l’œuvre de Marie Vassilieff, en tous cas, reste à faire.

Une journée avec Marie Vassilieff, jusqu’au 21 juillet à la Fondation des Artistes, 14-16 rue Charles VII 94130 Nogent-sur-Marne (www.fondationdesartistes.fr) et jusqu’au 20 juillet à la Villa Vassilieff, 21 avenue du Maine 75014 Paris (www.villavassilieff.net)

 

Images : Marie Vassilieff dans son atelier du 21 avenue du Maine, 1922, Photographie agenceTrampus, droits réservés, collection Claude Bernès ; vues de l’exposition Une journée avec Marie Vassilieff, photos Aurélien Mole, Courtesy Fondation des Artistes

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