Légèretés 1: Sylvie Fleury
Le confinement continue. On ne sait pas encore précisément pour combien de temps, on ne sait quand rouvriront les galeries et encore moins les musées ou les centres d’art dans lesquels nous allions régulièrement il y a seulement quelques semaines (quelques dates sont évoquées, sans certitude). Et on ne mesure pas exactement l’impact économique qu’aura cette crise sur l’ensemble du secteur culturel. Alors le moral baisse, la situation se fait de plus en plus anxiogène. C’est la raison pour laquelle, en l’absence d’expositions, hormis celles –virtuelles- que les galeries mettent en ligne sur leurs sites, j’ai choisi d’évoquer un certain nombre d’artistes que j’aime bien et qui ont fait de la légèreté une arme. Des artistes qui font preuve d’une ironie et d’une insolence qui n’ont pas toujours bonne presse dans le milieu de l’art, des artistes qui ont de l’humour et du panache, mais dont le travail n’est ni forcément facile ni superficiel pour autant; au fond des artistes-limites, mais qui font de leur ambiguïté et de leurs excès la matière même de leur œuvre. La première s’appelle Sylvie Fleury.
Sylvie Fleury est née en Suisse en 1961. Au début des années 80, ses parents l’envoient comme jeune fille au pair à New York et elle habite dans l’East Village, un quartier si mal famé à l’époque que les taxis hésitent alors s’y rendre. Vite lassée par les enfants dont elle a la charge, elle intègre une école de photographies, mais se heurte rapidement à l’incompréhension de ses professeurs qui exigent des images bien léchées et bien cadrées, alors que son goût et sa nature la portent plutôt vers des choses plus foutraques. Pendant les deux ans qu’elle passe dans la Grosse Pomme, elle rencontre beaucoup de monde, dont Richard Avedon, dont elle sera même l’assistante le temps d’un week-end. Et elle entend y rester. Elle demande donc sa « Green Card », mais celle-ci lui est refusée et elle n’a d’autre choix que de rentrer à Genève.
Là, à l’heure du disco et du punk naissant, elle devient un personnage de la nuit, une figure que l’on identifie immédiatement. Elle se fait appeler Sylda von Braun, du nom du réacteur de la fusée Ariane, habite dans une ancienne clinique et s’habille de blouses et de chaussures à hauts talons blanches. Elle fréquente aussi beaucoup les clubs et se passionne pour les groupes féminins dont un, les « Perfect Women », qui hurle : « Abdulah ! Je n’aime que toi » pendant des heures sur un fond musical déchainé. C’est là qu’elle rencontre des artistes comme Olivier Mosset et John Armleder, mais aussi des mondains, des dandys et des gens plus ou moins fréquentables, comme on pouvait le faire au Palace à la même époque à Paris . Et c’est dans ce contexte qu’on lui propose, avec deux amis, d’ouvrir une galerie dans des arcades inutilisées de la ville, galerie qui propose aux visiteurs de tagger selon leur gré quelques panneaux à l’extérieur, qui s’adresse avant tout aux gens étrangers au monde de l’art et qui, n’ouvrant que l’après-midi, de cinq à sept heures, sert surtout de lieu de rencontre avant la fête de la nuit.
Puis Sylvie Fleury se marie, elle part vivre en Espagne et tente, dans un monastère appartenant à la famille de son mari, de réaliser un film de vampires avec des amis new-yorkais qu’elle a retrouvés. Mais l’aventure tourne court. Elle rentre à nouveau à Genève et renoue avec ses anciens acolytes noctambules, parmi lesquels Mosset et Armleder. Pendant quelque temps, elle sert d’assistante à ce dernier, mais il comprend vite qu’elle a un univers artistique propre et lorsque, pour la deuxième fois, il lui demande de quelle couleur il doit peindre une toile et qu’elle lui répond : « de la couleur d’un nouveau fard à paupières », il décline la proposition, comprenant qu’il ne peut faire sien un conseil aussi personnel. En 1990, John Armelder et Olivier Mosset sont invités à exposer en duo à la galerie Rivolta de Lausanne. Mais comme ils ont envie de casser un exercice devenu un peu répétitif, ils demandent à l’artiste Christian Floquet de se joindre à eux. Celui-ci accepte, puis se rétracte à la dernière minute. C’est alors qu’ils proposent à Sylvie Fleury, mais plus comme un service, de se substituer à lui.
La première œuvre qu’elle va montrer à cette occasion –elle qui n’a pas, à proprement parler, de production artistique – est une œuvre qui répond à ce qu’on attend d’elle et qui, par là-même, déjoue d’emblée les critiques qu’on pourrait lui adresser : des sacs de shopping (Shopping bags) venant de l’industrie du luxe (mais pas forcément) et encore plein des marchandises qu’ils sont censés contenir. Celle que l’on taxait de « fashion victim » témoignait de l’activité qui semblait lui tenir le plus à cœur : consommer. Bien sûr, il y avait de la distance et de l’ironie dans ce déplacement duchampien (les fameux ready-made) qui consiste à donner une autre valeur à un objet existant dans la vie de tous les jours en le plaçant dans l’espace sacralisé d’une exposition. Mais on aurait tort d’y voir, comme par exemple chez Arman, une pure critique de l’accumulation propre à nos sociétés de consommation. Chez Sylvie Fleury, il y a cette critique, cette dénonciation de l’habillage et de la fascination pour les marques, mais il y a aussi le goût du glamour, la revendication du plaisir d’acheter (et d’être en achetant), l’envie du luxe et des jouissances faciles. C’est cette ambiguïté fondamentale qui fait la force et l’insolence de son travail, mais qui produit aussi autant de rejet chez certains. Elle imaginera plus tard une autre œuvre qui est à cette même distance entre le culte de la dépense et sa critique même : un charriot de supermarché doré à l’or fin et qui tourne sur un socle en miroir, comme une icône des temps modernes.
Ce goût du luxe et des grandes marques (associé souvent à l’érotisme), elle va le prolonger par la suite en montrant des chaussures ou des sacs Hermès conçus en différentes matières, dont le bronze (chacun sait que les femmes qui aiment le luxe aiment avant tout les sacs et les chaussures), en utilisant les noms et les typos de parfums pour en faire des néons ou des inscriptions aux murs et en les associant à des reproductions agrandies de couvertures de magazines de charme pour femmes (Playgirl). Mais elle va surtout s’employer à utiliser les codes associés à une féminité dite « superficielle » (les produits de beauté, la fourrure, les colifichets) pour subvertir des univers typiquement masculins. Ainsi, elle va évoluer en talons aiguilles dorés et combinaison customisée dans le monde viril de la formule 1 (elle va même créer un club de femmes fans d’automobiles), peindre les voitures de la couleur de son vernis à ongles ou exhiber des moteurs ou de pneus en chrome comme des bijoux précieux. Ainsi, elle va recouvrir de fourrure synthétique des fusées phalliques et faire subir le même sort à des socles ou à des tableaux qui s’apparentent au mouvement si machiste du minimalisme (les fameux Cuddly paintings, qui font penser, d’une certaine manière, à la manière dont Judy Chicago, qui faisait elle aussi des peintures sur des capots de voiture, subvertissait l’espace vide et pur de la galerie avec des plumes dans l’installation Feather Room).
Car le féminisme est toujours à l’œuvre dans le travail de Sylvie Fleury, mais un féminisme non théorisé, insolent, instinctif, presque sauvage, et qui, à mon avis, n’en est que plus efficace (« Le désir féminin dirigé contre l’exploitation phallocratique de la femme-objet, Fleury l’introduit comme une nouvelle composante dans le débat néo-féministe », explique Markus Brüderlin, dans un texte paru dans la monographie Sylvie Fleury publiée en 2001 aux Presses du Réel, dans lequel se trouve aussi un texte d’Eric Troncy auquel cet article doit beaucoup). Le féminisme, mais aussi la référence à l’histoire de l’art à qui elle inflige quelques détours humoristiques. Ainsi a-t-elle reproduit des tableaux de Mondrian, mais en les recouvrant eux-aussi de fourrure et faisant en même temps référence au logo de la marque Loréal ; ainsi a-t-elle repris le principe des boîtes Brillo de Warhol, mais en utilisant cette fois le paquetage du produit de régime Slim Fast ; ainsi a-t-elle exposé récemment dans sa galerie parisienne (Thaddaeus Ropac) des tableaux qui étaient en fait des reproductions de boitiers de fards à paupières, mais qui faisaient tout autant référence à la peinture abstraite ; ainsi a-t-elle refait des toiles lacérées à la manière de Fontana, mais en utilisant de la toile de jean. « Avec son esthétique de la douceur, elle féminise ces objets –sans qu’elle ne songe jamais à dissimuler que cette sorte de féminité est aussi un cliché », précise encore Markus Brüderlin dans le texte déjà cité.
Bien sûr, tout n’est pas de qualité égale dans le travail de Sylvie Fleury. Il y a parfois des facilités, des redites ou des séries qui semblent plus faibles (comme ces photographies d’auras qu’elle a montrées à une certaine époque). Mais quand il fonctionne, il est parmi les plus réjouissants, les plus subversifs et les plus jouissifs que je connaisse. Récemment, l’artiste, qui adore s’approprier des phrases toutes faites (souvent issues de le mode et des produits de luxe), a faite sienne cette maxime : « Yes, to all ». C’est une ouverture délibérée au monde, une réponse à toutes les propositions non encore énoncées, un positionnement philosophique apparemment aussi empreint de sagesse qu’il persifle.
Sylvie Fleury est représentée en Europe par les galeries Thaddaeus Ropac et Medhi Chouakri. Elle a aussi un site : www.sylviefleury.com. A noter que sur le site de l’éditeur belge More Publishers (www.morepublishers.be), on peut trouver encore quelques exemplaires d’un irrésistible poster qu’elle a réalisé à partir d’un assemblage de couvertures de Playgirl sur lequel est écrit : « Life can get heavy, mascara shouldn’t » (100 ex, 100€)
Images : Sylvie Fleury, C’est la vie, néon vu sur le stand de la galerie Karma Internationale à la Fiac en 2017 ; First Spaceship On Venus, 2018, Fibre de verre, peinture avec paillettes, H.340 ; L.120 ; ép.120 cm, 70kg, Paris, Galerie Thaddaeus Ropac, Courtesy Galerie Thaddaeus Ropac, London, Paris, Salzburg © Sylvie Fleury ; Be Amazing, gravure sur laiton ; Kate, 1993, fourrure synthétique et bois, 168 x 30 x 3 cm
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