Les frontières de l’art
Il y a bien longtemps maintenant que les galeries ne se contentent plus d’aligner sagement peintures et dessins sur des cimaise ou de présenter des sculptures. Photos, vidéos, installations, performances y ont naturellement trouvé leurs places et plus personne ne s’offusque aujourd’hui d’être confronté à une forme non traditionnelle de l’art. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est la porosité qui existe désormais entre une certaine partie des arts dits « vivants » et les arts plastiques, c’est-à-dire deux modes d’expression qui ont des temporalités et des manières d’intégrer le spectateur différentes. On a vu, par exemple, l’an passé (https://larepubliquedelart.com/exposer-la-danse-et-la-musique/), la chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker présenter au Wiels de Bruxelles, puis au Centre Pompidou, une de ses pièces, Vortex Temporum, qui dure normalement une heure, sous la forme d’une exposition ouvrant aux horaires habituels des musées (soit une dizaine d’heures par jour, six jours sur sept). Et l’année précédente, Xavier Le Roy avait conçu, dans le cadre du « Nouveau Festival », une exposition spécifique à partir de ses propres chorégraphies, Rétrospective (https://larepubliquedelart.com/les-arts-vivants-au-musee/). Jérôme Bel, quant à lui, n’hésite pas à intervenir régulièrement dans les centres d’art, tandis que son complice et camarade Boris Charmatz a lui-même créé à Rennes un « Musée de la danse ». Plus que jamais, donc, arts de la scène et arts plastiques se superposent et on attend avec impatience la carte blanche donnée cet automne à Tino Sehgal, cet ancien danseur qui est passé complètement du côté de la présentation en musées et institutions (il a même été Lion d’Or à la Biennale de Venise en 2013) et qui va prendre possession de l’intégralité du Palais de Tokyo (on y reviendra).
La semaine dernière, le même Xavier Le Roy a présenté, toujours au Centre Pompidou, une étonnante exposition-chorégraphie, Temporary Title, 2015, qui s’inscrit parfaitement dans cette mouvance, et qui fait suite à une de ses précédentes pièces, Low Pieces. On y voit un groupe de danseurs, nus, toujours au sol, emmêlés les uns dans les autres, qui composent une meute, un paysage végétal ou minéral, comme on veut, et qui évolue lentement dans l’espace. De temps à autre, un ou une danseuse s’extraie du groupe, dit son nom et demande à une personne du public s’il peut venir lui poser une question. Il ou elle s’approche alors et entame une conversation qui a l’air joyeuse et à laquelle les autres spectateurs ne participent pas. Et ce qui est surprenant, c’est qu’on réalise alors que l’intimité est beaucoup plus dans la relation que le danseur peut établir avec le spectateur que dans le fait, pour ce dernier, d’être confronté à des corps nus, dont on ne sait rien et qui demeurent presque des éléments abstraits. On comprend aussi que c’est la place de ce spectateur qui est mise en cause et que de simple regardeur, comme c’est généralement le cas dans les salles de spectacle, il peut passer à acteur d’une « chorégraphie-action » qui brouille les lignes en l’intégrant complètement.
Alors s’il est un partenaire privé qui favorise ce genre d’initiative et qui s’est engagé depuis longtemps dans cette transgression des frontières de l’art, c’est bien la Fondation d’entreprise Hermès, qui, depuis 2011, a créé New Settings, une sorte de mini festival qui favorise la création de spectacles coécrits par des metteurs en scène ou des chorégraphes d’un côté et des plasticiens ou des designers de l’autre. Jusqu’à présent, New Settings se tenait dans les locaux plutôt restreints du Théâtre de la Cité internationale, mais cette année, il évolue et s’étend à d’autres théâtres, tout aussi soucieux de la mixité des genres. On pourra y voir, par exemple, Corbeaux de Bouchra Ouizguen, un spectacle qui a déjà été donné à la Biennale de Marrakech et qui met en scène ces femmes marocaines d’âge mur, issues de la tradition des Aïtas, qui interviennent dans les fêtes et les mariages (différentes dates au Centre de la Danse de Pantin, au Centre Pompidou ou au Théâtre de Gennevilliers). Ou Monumental de Jocelyn Cottencin, un spectacle à cheval entre installation, architecture, graphisme, vidéo et danse (les 17 et 18 novembre au Théâtre de la Cité internationale). Ou Welcome to Caveland ! – La Nuit des des Taupes de Philippe Quesne et DGMFS (Dents, Gencives, Machines, Futur, Société) de Lili Reynaud Dewar, un spectacle que l’artiste a conçu en séjournant à plusieurs reprises à Memphis, ville emblématique des conflits sociaux et raciaux (en novembre et décembre au Théâtre des Amandiers de Nanterre). En tout, c’est une douzaine de spectacles hybrides, donc souvent passionnants, qui seront présentés. Comme le dit Catherine Tsekenis, la directrice de la Fondation : « Cette sixième édition de New Settings accompagne des spectacles buissonniers qui favorisent les gestes précis nés de l’incertitude des rencontres. Les artistes expérimentent des modes d’expressions perméables aux outils de l’autre, aux pensées d’ailleurs, aux mouvements à venir, et qui transgressent leur savoir-faire et leur pratique. Leur œil et leur corps s’en trouvent profondément enrichis, acquérant ainsi une acuité nouvelle. » On ne saurait dire mieux.
Enfin, à propos de frontières de l’art, je voudrais parler de l’exposition de Takashi Murakami qui se tient actuellement à la galerie Perrotin, Learning the Magic of Painting. Pour être tout à fait honnête, je n’ai jamais été très sensible à l’art pop et flashy, nourri de mangas et de jeux vidéo, de l’artiste japonais. Mais comme l’exposition dure jusqu’à la fin décembre (une durée tout à fait inhabituelle pour une exposition en galerie) et qu’elle occupe tous les espaces de la galerie Perrotin, on se dit qu’elle doit avoir un caractère particulier, qui doit la rendre exceptionnelle. Et effectivement, on est frappé, en la parcourant, par le nombre (plus de 40), l’ampleur et la diversité des œuvres présentées. On y retrouve certes l’alter ego de l’artiste, Mr DOB, les fleurs multicolores et les cranes qui ont fait sa signature, mais on y voit aussi une toute une série de peintures qui ont pour thème les arhats, c’est-à-dire les 500 disciples clairvoyants de Bouddha, que Murakami a réalisées en réaction au tremblement de terre et au tsunami de 2011 qui ont profondément changé l’orientation de son travail. On y voit encore des peintures de la série Ensō, qui renvoie au zen japonais (l’Ensō, qui veut dire le cercle, symbolise le vide, l’infini, l’unité) et qui font preuve d’un minimalisme peu courant chez l’artiste. Ou des diptyques et des triptyques qui rendent hommage à Bacon en révélant les blessures et les tourments de l’âme. On se dit donc que Murakami a gagné en épaisseur et en profondeur, lorsqu’on entre dans une salle entièrement consacrée à une série de toiles apparemment elles-mêmes constituées de morceaux de toiles plus anciennes qui se déclinent en …sacs à main. On sait que l’artiste revendique le fait de marcher sur la ligne étroite qui sépare l’art de la mode et qu’il a d’ailleurs déjà fait des sacs pour Vuitton, mais on est quand même surpris de voir cela au sein même de la galerie. Jusqu’à présent, c’était dans la boutique de celle-ci, où se vendent ses multiples produits dérivés, ou dans les magasins branchés que l’on trouvait ce genre de produit, pas à côté de ses œuvres les plus ambitieuses. Pour autant, on ne peut pas acheter le sac individuellement et le sac et la toile forment une seule et même œuvre qui n’a pas de fonction utilitaire. Mais le message est néanmoins clair et une nouvelle frontière est franchie. Pas forcément celle qu’on souhaiterait le plus…
-Toute la liste des spectacles produits ou coproduits par New Settings est en ligne sur le site de la Fondation Hermès (www.fondationdentreprisehermes.org)
-Takashi Murakami, Learning the Magic of Painting, jusqu’au 23 décembre à la galerie Perrotin, 76 rue de Turenne 75003 Paris (www.perrotin.com)
Images : Xavier Le Roy, Temporary Title, 2015, © Peter Greig ; Lili Reynaud Dewar, Première étape de fabrication d’un Grillz, Gabys Jewelry New York 2016 ; Takashi MURAKAMI, Homage to Francis Bacon (Three Studies for Portrait of George Dyer (on light ground), 2016, Acrylique, feuille de platine et d’or sur toile montée, sur châssis en aluminium / Acrylic and platinum and gold leaf on canvas mounted on aluminum frame, Chaque : 100 x 100 cm / Each : 39 3/8 x 39 3/8 inches, Photo : Claire Dorn © 2016 Takashi Murakami/Kaikai Kiki Co., Ltd. All, Rights Reserved. Courtesy Galerie Perrotin
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