Les oeuvres plutôt que les discours
Après une exposition inaugurale qui avait surtout pour mission de mettre en valeur le bâtiment conçu par Rem Koolhaas et qui nous avait un peu laissés sur notre faim (cf https://larepubliquedelart.com/fondation-dentreprise-maison-dart/), on attendait avec impatience le premier projet artistique d’envergure de Lafayette Anticipations. Car la Fondation d’entreprise du magasin du même nom, qui s’est fixé un mode de fonctionnement novateur, très différent de l’idée de collection traditionnelle, entend montrer la partie la plus émergente de l’art contemporain et on se demandait ce qu’elle allait bien vouloir mettre en avant pour cette proposition qui se prépare, semble-t-il, depuis plus de deux ans. Aussi, on était curieux de savoir si elle allait apparaitre sous un autre jour, puisqu’une de ses caractéristiques est de pouvoir se renouveler régulièrement, grâce à son système de plateaux qui coulissent sur des crémaillères et qui modifie l’espace d’exposition en fonction des nécessités des projets et des œuvres elles-mêmes.
Sur ce dernier point, on est un peu déçu, car même si on nous assure que la configuration n’est pas la même –et qu’elle évoluera en cours d’exposition,- on ne voit pas de changement radical avec la précédente exposition. Mais sur le reste, la Fondation ne faillit pas à sa réputation de tête chercheuse. Il s’agit d’une exposition collective qui réunit les propositions d’une dizaine d’artistes différents. Ceux-ci ont pour point commun d’être tous nés après 1980 (ils ont donc moins de 40 ans). Ils viennent de France ou d’ailleurs, mais beaucoup ont la particularité d’être basés à Londres, comme si la vie artistique de la capitale britannique était décidément plus innovante que Paris. Parmi eux, certains sont déjà bien identifiés, comme Julien Creuzet, qui a présenté une double et importante exposition en début d’année, à la Fondation Ricard et à Bétonsalon (cf https://larepubliquedelart.com/eloge-de-lincompris/) et qui propose ici une grande sculpture faite à partir de conques musicales aux origines très variées (de la Lybie à la Martinique, en passant par le Yémen), mais qu’il a toutes achetées –paradoxe des temps modernes- en région parisienne. Ou Paul Maheke qui est actuellement dans le festival « Move » au Centre Pompidou et qui montre une très belle et fantomatique installation vidéo réalisée en collaboration avec une chorégraphe, Ligia Lewis, et un musicien, Nkisi ; ou Kenny Duncan, qui avait été primé au Salon de Montrouge, en 2015, et qui est présent ici avec un ensemble très pertinent de pièces jouant sur les questions de « pureté » et « d’impureté » à propos du corps noir. Certains sont même en passe de devenir des vedettes, comme l’artiste palestinienne Jumana Manna, qui a participé à de nombreuses manifestations internationales (très souvent avec de la vidéo) et qui présente ici des sculptures en argile qui jouent sur la métaphore des questions de stockage au Moyen-Orient.
D’autres sont montrés en France pour la première fois : Isabelle Andriessen, qui présentent des pièces faisant penser parfois à des parties du corps humain et qui se transforment tout au long de l’exposition au contact d’autres matériaux ou en réaction à des traitements chimiques (à mi-chemin entre Nina Canell et Michel Blazy) ; Lucy Beech, qui présente une longue vidéo tournée en République tchèque et qui est une fiction sur la procréation assistée dans cet espace transnational que l’on appelle désormais « l’exil reproductif » ; Eve Chabanon, qui, dans sa pièce The Surplus of the Non-Producer, travaille à partir de la difficulté voire l’incapacité de l’artisan et de l’artiste en exil à exercer sa pratique, pour des raisons soit légales, soit matérielles ; ou encore Rana Hamarek, qui présente une pièce sonore étrange, projet d’opéra librement inspiré de Kafka qui relie orgue de barbarie, téléphone, télécopieur et enceintes, mais dont on a un peu de mal à saisir le sens.
La plupart ont produit leur pièce sur place, puisqu’une des autres caractéristiques de Lafayette Anticipations est d’être un outil de production, de mettre à disposition des artistes les meilleures machines et les meilleures techniciens pour leur permettre de faire aboutir leurs projets. La plupart travaillent en collaboration et sur des thèmes (les migrants, le corps queer, l’identité, l’hybridation, etc.) qui sont les grands thèmes qui interrogent notre monde d’aujourd’hui -et tout particulièrement cette génération-, quitte à ce que certains (comme les questions de néocolonialisme), deviennent clichés à force d’avoir été exploités. La plupart aussi se situent dans la marge, plutôt que dans le centre (d’où le titre de l’exposition, emprunté à un poème de Yeats, Le centre ne peut tenir). Mais au-delà de ces évidentes et bien naturelles convergences, y a-t-il un lien réel entre leurs différents travaux et peut-on affirmer, comme le font les commissaires dans leur texte de présentation, que « l’exposition aborde le renforcement actuel des catégorisations culturelles, sociales et politiques, et suggère le besoin de façonner des méthodes plus subtiles et moins binaires pour les considérer » ? On se demande bien de quel renforcement et de quelles méthodes moins binaires il s’agit. A force de produire des textes aussi généraux et vagues pour donner aux forceps une cohérence à l’ensemble, on finit par brouiller le projet et par tomber dans la caricature de l’art contemporain. Au risque de nuire aux oeuvres elles-mêmes, qui pourtant valent mieux.
De même que l’on peut juger autoritaire le point de départ de Mathilde Roman pour l’exposition Performance TV qu’elle organise à la MABA de Nogent-sur-Marne. La commissaire, qui a beaucoup travaillé sur l’artiste espagnole Esther Ferrer, prend comme postulat une réponse que celle-ci apporta, dans les années 80, à des festivals vidéo qui l’invitaient et qui lui proposaient de combiner « performance » et « tv », c’est-à-dire deux modes d’expression a priori antinomiques. L’exposition s’ouvre donc sur une reconstitution de ces interventions dans lesquelles Esther Ferrer joue avec son image filmée, trompe le public et finit bien sûr par mettre en question la véracité et l’autorité de ce qui apparait à l’écran (des projets non réalisés sont aussi présentés). Par la suite, d’autres artistes d’une plus jeune génération (rien que des femmes) ont été invitées à produire des œuvres qui sont en lien soit avec le travail d’Esther Ferrer, soit avec l’histoire de la MABA, cette belle bâtisse ouvrant sur parc, qui abrite aussi des ateliers et une maison de retraite pour artistes et qui appartenait à deux sœurs qui en ont fait don après leur mort. On y voit des pièces aussi intéressantes que celles de Cally Spooner, de Lidwine Prolonge, d’Hélène Delprat ou de Laure Prévost (une très amusante réinterprétation féminine du Manneken-Pis !). Et même un film rarement montré de Tacita Dean, qui n’a pas été conçu spécifiquement pour l’exposition, mais qui demande une vraie salle et un vrai projecteur 16mn pour être montré (Event for a Stage, réalisé lors de quatre performances publiques pendant la Biennale de Sydney). Mais n’est-on pas sur un créneau un peu trop ciblé ? Le propos de la commissaire, si productif soit-il, n’est-il pas un peu trop restrictif pour une exposition qui n’est pas censée s’adresser qu’à des spécialistes ? Dans le champ de l’art contemporain, on a un peu trop tendance à faire de l’entre-soi et à oublier le plus grand nombre.
A l’inverse, la question que pose l’écrivain et commissaire anglais Paul Clinton pour l’exposition qu’il « curate » à la galerie Balice Herling, Forbidden to Forbid, reste d’une actualité brûlante : « le désir, affranchi de toute contrainte, peut-il véritablement démanteler la société et le capitalisme ? » Car c’est la question, inspirée des théories de Wilhelm Reich, que s’est posée toute une génération dans la foulée de 68 et à laquelle, bien sûr, elle a répondu positivement. Mais d’autres voix se sont élevées depuis pour mettre en garde, tout en luttant contre l’oppression, contre cette théorie faussement révolutionnaire et on voit bien ce qui s’est passé dans certains pays comme les Pays-Bas, où un leader comme Pim Fortuyn, affichant ouvertement son homosexualité –et donc une forme de désir apparemment sans contrainte-, a aussi pris la tête de mouvements populistes d’extrême-droite rejetant farouchement l’islam et les étrangers non européens, sous prétexte qu’ils refuseraient de s’intégrer à la culture du pays.
Pour alimenter ce débat, Paul Clinton présente aussi bien des œuvres d’artistes qui ont vécu Mai 68 (Pierre Klossowski, un très joli et tendre film de Lionel Soukaz, l’auteur du fameux Race d’EP, réalisé à partir de rushs de son film le plus engagé, IXE) que des œuvres d’artistes qui n’en connaissent que la trace (Giles Round, Beth Collar, un film hilarant de Oreet Ashery, Party for Freedom, qui est un collage réalisé à partir d’images d’orgies sexuelles et de journaux télévisés et qui montre comment combiner les joies du sexe avec celles du piano). C’est bien et cela suffit à poser intelligemment la question. Mais l’espace de la galerie le contraint à un nombre limité d’œuvres et, du coup, ne lui permet pas d’aller suffisamment loin dans la démonstration. Pour vraiment nourrir et faire résonner cette interrogation qui chamboule profondément les notions de marginalité et de résistance, il faudrait alors une exposition de grande ampleur, dont celle-ci pourrait servir de matrice.
Enfin, je profite de cette exposition fortement liée aux problématiques LGBT pour signaler que, pour la deuxième année consécutive, Edilivre et L’Association Le Refuge s’associent et lancent le premier concours de nouvelles autour des thèmes de l’homosexualité et de la transidentité. L’ambition de ce concours est d’apporter un regard authentique et neuf sur le sujet. Homosexuels, bisexuels, transidentitaires mais également hétérosexuels, proches, amis, grands-parents tous sont invités à partager leur expérience ! Pour participer, c’est très simple. Il suffit d’envoyer sa nouvelle avant le 5 juillet sur le site concours.edilivre.com. Tentez votre chance, la publication de votre prochain roman est à gagner !
–Le centre ne peut tenir, jusqu’au 9 septembre à Lafayette Anticipations, 9 rue du Plâtre 75004 Paris (www.lafayetteanticipations.com)
–Performance Tv, jusqu’au 22 juillet à la Maba (Maison d’art Bernard Anthonioz), 16 rue Charles VII, 94130 Nogent-sur-Marne (www.maba.fnagp.fr)
–Forbidden to Forbid, jusqu’au 13 juillet à la galerie Balice Hertling, 47 rue Ramponneau 75020 Paris (www.balicehertling.com)
Images : Isabelle Andriessen, Tidal Spill, vue de l’œuvre en production, 2018 ; Eve Chabanon et Abou Dubaev, The Surplus of the Non-Producer, 2018 ; Vue d’exposition Performance TV (avec l’œuvre de Laure Prouvost) Maison d’Art Bernard Anthonioz, Nogent-sur-Marne, 2018 Crédit photo : Aurélien Mole ; vue de l’exposition Forbidden to Forbid à la galerie Balice Hertling avec une image extraite de la vidéo Party for Freedom d’Oreet Ashery
Une Réponse pour Les oeuvres plutôt que les discours
Vous avez raison, on trouve de tout aux Galeries Lafayette!
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