L’immigration en son Palais
Depuis qu’il a été inauguré officiellement, en 2014, et qu’il a pris son nom définitif, le Musée national de l’histoire de l’immigration, situé dans le Palais de la Porte Dorée, est devenu un des lieux incontournables de Paris. D’abord parce que c’est une merveille architecturale, un chef-d’œuvre art déco dont on ne se lasse pas de découvrir les beautés (le Salon des laques de Dunand justifie à lui seul la visite). Ensuite parce que l’immigration, le thème auquel est consacré ce musée (qui fut, rappelons-le, érigé à la gloire de l’Empire colonial) est un sujet majeur de notre époque, qui est encore pour longtemps au cœur de tous les débats. Enfin, parce que depuis sa réouverture, de nombreuses et passionnantes expositions y ont été présentées, qui mêlent art contemporain, histoire et témoignages.
Aujourd’hui s’ouvre une double exposition, dont le titre, Chaque vie est une histoire, est éloquent et qui investit tous les espaces du Palais (dont l’Aquarium) pour présenter 200 regards sur l’immigration, en mettant en avant la mémoire, l’invisibilité et l’anonymat des personnes concernées. La première partie, à l’étage, est un retour sur la collection du musée qui s’est constituée en seulement 20 vingt ans, puisque dès sa préfiguration, en 2005, l’institution ne possédait aucun fonds et qu’il a fallu en construire un en un temps record. Elle a été conçue avec l’autrice d’origine mauricienne Nathacha Appanah, à qui on doit, entre autres Dernier frère, Tropique de la violence, et qui a mis en avant les différentes facettes de la collection, mais qui a aussi su appréhender la question de l’immigration dans toute sa complexité et les sentiments parfois contradictoires qu’elle peut susciter. Trois chapitres la scandent : un premier « Présence-Absence » qui concerne les départs et les manières de combler l’absence ; un deuxième, « La vie au bord de la vie », qui témoigne de la précarité des conditions de vie de ces anonymes ; et la troisième, « Lever le voile, gonfler la voile », qui évoque la solidarité et la fraternité.
Et comme d’habitude, dans ces grands ensembles, œuvres d’art, témoignages oraux bouleversants ou objets du quotidien cohabitent. Cela va d’une grande toile d’Agnès Thurnauer, à l’entrée, Land and Language, qui évoque la langue maternelle que l’on porte en soi, au-delà des frontières, à une grande installation de Barthélémy Toguo, en passant par des peintures de Djamel Tatah ou de Julie Polidoro, des photos de Louis Chifflot ou de Mathieu Pernot, une grande voile d’Enrique Ramirez et même des lettres que Moïse Kisling écrivit à sa femme Renée, pendant la guerre, lorsqu’il fut obligé de se réfugier à New York, alors qu’elle restait en France avec les enfants, ou les planches d’un roman graphique de Vincent Vanoli. Et à toutes ces œuvres d’art s’ajoutent des affiches, des documents, des entretiens qui racontent l’histoire à chaque fois universelle et individuelle de ces immigrés et des objets, comme cette émouvante valise que Manuel Tavares, un immigré portugais puis chilien, porta lors d’une manifestation en 1997, contre la Loi Debré, et sur laquelle est écrit : « Je suis citoyen du pays que j’habité ».
Au rez-de-chaussée, c’est une commande qui a été passée par Jean de Loisy et Raphaël Giannésini à 13 artistes contemporains pour parler du Palais et des gens qui l’occupent. Ceux-ci se sont imprégnés de l’histoire du lieu et ont interrogé le personnel pour créer des œuvres utilisant de nombreux médiums pour faire écho aux questions que le bâtiment lui-même ne manque pas de poser. Ainsi, Katinka Bock a-t-elle demandé à l’équipe de nettoyage et à celle des aquariologistes de lui confier des objets symboliques qu’elle a ensuite enveloppés dans des feuilles de céramiques avant de les passer au four ; ainsi, Charlie Aubry et Seham Boutata ont-ils recueilli des paroles d’enfants sur les personnages et animaux qui sont représentés sur l’imposante façade sculptée du bâtiment et les ont-ils fait sortir de haut-parleurs placés sur des vitrines qui datent d’une exposition coloniale des années 30 ; ainsi Juliette Green a-t-elle réalisée, pour l’Aquarium, une œuvre de verre bleu sur lequel elle a gravé des récits prenant pour point de départ : « Les poissons connaissent-ils les frontières ? » ; ainsi Mathieu Abonnenc a-t-il créé une vidéo sur les rêves qui répond au Salon Afrique, etc., etc. En tout, donc, treize propositions qui se déploient largement dans les espaces du musée.
Mais au-delà des connaissances et des témoignages qu’elle apporte sur ce sujet que l’on agite trop souvent pour faire peur et qui sera une donnée essentielle de notre monde de demain, ce qui est intéressant, c’est de voir quels sont les médiums qui en témoignent le plus justement. L’archive, le document ou la vidéo sont bien sûr au plus près de la réalité, puisqu’il la retranscrive directement, sans interprétation. La photo aussi est très révélatrice, mais elle est peut-être trompeuse. Car tirée en grand format, avec un parti-pris esthétique évident, elle peut faire preuve d’une séduction et d’une distance qui ne sont plus complètement en phase avec le sujet représenté. Une œuvre comme celle de Taysir Batniji, réalisée à l’aide savons de Marseille sur lesquels est gravé l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (« Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un état »), est parfois plus parlante et plus expressive que de belles photos, qui sont littérales, mais qui, à force de trop vouloir montrer, finissent par ne plus trop dire.
–Chaque vie est une histoire, Art et récits. 200 regard sur l’immigration et le Palais, jusqu’au 9 février 2025 au Musée national de l’histoire de l’immigration, Palais de la Porte Dorée (www.palais-portedoree.fr)
Images : Taysir Batniji L’Homme ne vit pas seulement de pain #2 2012 © Adagp, Paris : Bilal Hamdad, Rive droite, 2021, © Adagp, Paris ; vue de l’exposition avec l’œuvre de Kokou Ferdinand Makouvia, photo Cyril Zannettacci
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