Loin du white cube
Il est des lieux qui marquent par leur architecture et qui obligent les artistes qui y exposent à des projets spécifiques, qu’ils ne pourraient sans doute pas réaliser ailleurs. C’est le cas, par exemple, de l’Abbaye de Maubuisson, cette magnifique abbaye cistercienne du XIIIe siècle dans le Val d’Oise, fondée par la reine Blanche de Castille, et dédiée à l’art contemporain depuis le début des années 2000. Ses bâtiments austères et imposants, où vécurent des religieuses, imposent un silence, une concentration, une contemplation peut-être, qui n’ont pas forcément un caractère religieux, mais qui portent la marque d’un sacré, d’un rapport un peu moins immédiat au monde. Stéphane Thidet, l’année dernière (cf https://larepubliquedelart.com/lart-dans-les-abbayes/), y avait conçu une très belle exposition, qui prenait parfaitement en compte la singularité de l’espace et jouait, non sans humour, avec l’histoire du lieu. Et Hicham Berrada, l’hiver dernier, y avait installé ses expérimentations scientifiques, qui partent de réactions chimiques pour créer de nouveaux et féeriques univers.
Patrick Neu, qui nous avait ébloui en 2015, avec son exposition au Palais de Tokyo (cf https://larepubliquedelart.com/patrick-neu-simplicite-confondante/), semblait lui aussi l’artiste idéal pour cet environnement hors du commun. Sa simplicité, sa poésie, sa naïveté pourrait-on presque dire, au sens premier et donc non péjoratif du terme, en faisaient le candidat parfait pour ce reclus mystique. Et surtout un élément caractéristique de son travail faisait sens dans cet univers où la vie ne s’écoulait pas de la même manière qu’ailleurs : le temps. Car du temps, il lui en faut pour réaliser ses œuvres qui relèvent d’un artisanat laborieux, qui sont souvent le fruit de techniques anciennes et qui incluent d’ailleurs le processus de fabrication dans le résultat final. Et ce temps lent, arrêté, voué à la prière et à l’adoration, était celui de ces femmes qui vivaient là jusqu’à leur mort, ayant donné leur existence à Dieu.
On retrouve donc, tout au long des salles que l’on visite désormais en enfilade, ces œuvres qui caractérisent l’artiste et que seul lui semble en mesure de créer : l’incroyable camisole de force faite en ailes d’abeilles et l’armure en cristal et en plumes que l’on avait déjà vues au Palais de Tokyo (chez lui, toujours cette dualité entre ce qui est censé protéger, mais qui se révèle si fragile, voire même dangereux), un crâne que l’on croirait en bronze, mais qui est en cristal noir (il faut rappeler que Patrick Neu travaille depuis de nombreuses années aux Cristalleries de Saint-Louis et qu’il a une connaissance parfaite de ce matériau), et bien sûr ces vitrines en verre qu’il a noircies de fumée et sur lesquelles il a dessiné, de mémoire ou à l’aide de reproductions, et avec une virtuosité proprement hallucinante, des tableaux ou des gravures appartenant, pour la plupart, à la Renaissance allemande (il les a placées dans la plus grande salle, dite « salle des Religieuses, et n’a pas cherché à les éclairer avec insistance, de manière à ce que le spectateur devine le dessin plutôt qu’il ne le voit et que l’apparition de celui-ci dépende beaucoup des variations de la lumière du jour).
Mais des pièces nouvelles ont aussi été produites : une sculpture de main en cire d’abeille parsemée de tessons de bouteille (encore une fois l’idée du réconfort et de la dangerosité simultanés), une modélisation en 3D d’une des salles de l’abbaye dans laquelle deux essaims d’abeilles ont été déposés, de manière à ce que les insectes s’en emparent et lui donnent, une fois partis, sa forme définitive, et surtout une incroyable pièce qui est un tissage de cheveux de 80 x 500 cm suspendu dans l’espace. Cette œuvre fait référence aux moniales qui, après des mois de noviciat, prononçaient leur vœu et « prenaient le voile ». Sous celui-ci, leurs cheveux étaient coupés à ras, car elles renonçaient aussi à leurs attributs féminins. C’est pour refaire un voile « en cheveux » que l’artiste s’est lancé dans cette folle entreprise qui l’a amené à tisser des dizaines de carrés de vrais cheveux de 20 cm de côté, assemblés par un subtil jeu de couture, chaque carré demandant, au départ, une journée entière de travail. Mais alors que le voile est censé couvrir et cacher, celui de Patrick Neu, transparent, flotte dans l’espace et devient presque invisible, impalpable.
Beauté, poésie, fragilité : toutes les qualités que l’on connaît de l’artiste se retrouvent dans cette exposition. On pourrait juste regretter qu’une pièce de plus grande ampleur et d’une accroche plus immédiate ne vienne dynamiser l’ensemble et s’accorder avec plus de force à la majesté de l’espace.
Autre lieu qui en impose par sa structure et son architecture à mille lieux du « white cube » : Labanque de Béthune, centre de production et de diffusion des arts visuels (l’établissement ne veut pas de l’appellation « centre d’art »). Il s’agit d’une succursale de la Banque de France, construite au début du XXe siècle, qui avait fermé ses portes et qui était restée à l’abandon. Lorsqu’il s’est agi d’en faire un lieu culturel, les architectes n’ont pas voulu effacer les traces de ce qu’avait été l’ancienne banque. Au contraire, ils les ont gardées et tout y est encore, des comptoirs aux coffres, en passant par les étagères et les portes blindées. Jusqu’à l’appartement du directeur qui est resté dans son opulence bourgeoise. Et ils en ont même rajouté en insérant, par exemple, dans les toilettes, des carreaux de céramique qui ressemblent à des lingots d’or.
La commissaire Léa Bismuth y a été invitée à concevoir un cycle de trois expositions. Elle a choisi de l’axer autour de Georges Bataille, un auteur qu’elle connaît bien et dont la pensée lui est proche. La première exposition (cf https://larepubliquedelart.com/dutiles-depenses/) était intitulée Dépenses. Elle s’inspirait de La Part maudite, un ouvrage à la fois philosophique et économique peu connu de l’auteur de L’Histoire de l’œil, et jouait bien sûr avec tous les éléments qui renvoyaient à l’activité de la banque. Le troisième et dernier volet, Vertiges, qui est présenté actuellement (le deuxième, Intériorités, a vu le jour l’an passé) ne prend plus appui sur un ouvrage particulier de Bataille, mais plutôt sur des thèmes qui traversent son œuvre, et ne joue plus sur la spécificité du lieu. C’est un peu ce qu’on pourrait lui reprocher, car elle pourrait tout aussi bien avoir lieu ailleurs et renvoyer à des thèmes que l’on trouve chez de nombreux autres auteurs. Léa Bismuth écrit que Vertiges « est une promenade jalonnée par des limites impalpables, dans lesquelles l’inconnu, la chance, le vide, le risque pris à regarder le bleu du ciel, ne peuvent que se confondre. (…) C’est aussi un état mental d’épreuve d’un impossible poétique que l’on aimerait pouvoir décrire, mais qui se laisse difficilement saisir. » Certes, mais la proposition est ténue et laisse le champ libre à de (trop ?) nombreuses interprétations..
Pour autant, elle réunit de belles propositions qu’elle divise, de manière très littéraire, en chapitres qui correspondent chacun à des étages du bâtiment (L’inconnu, La Chance, Le Vide, Le Bleu du ciel). Et surtout elle permet aux artistes de produire un nombre important de pièces, car une des spécificités de Labanque est de disposer d’un budget conséquent (environ 400 000€ par an) qui est essentiellement destiné au soutien et à la production de pièces que les artistes gardent, qui n’entrent pas, ensuite, dans une collection. On peut voir ainsi une très belle installation de sculptures en verre de Mel O’Callaghan (Respire, respire), mais qui demande à être activée pour prendre tout son sens ; un impressionnant ensemble de petits tirages réalisés au cour d’une année, aux quatre coins du monde, par Antoine d’Agata (Acéphale) ; une série de vidéos de Romina de Novellis, Luna Park, mettant en scène la communauté LGBTQ ; un ensemble de sculptures et de dessins de Daniel Pommereulle ; d’étonnantes sculptures de Marie-Luce Nadal ; ou une installation de Charbel-joseph H. Boutros qui reproduit en partie celle qu’il avait proposée cet hiver à la Galerie de Multiples (cf https://larepubliquedelart.com/du-conceptuel-romantique-au-feminisme-radical/). Tout au long du parcours, on nous parle de passage, d’état intermédiaire, de troubles. C’est très réfléchi et subtil. Peut-être trop aussi : on en sort satisfait, mais sans savoir exactement à quoi on a assisté.
-Patrick Neu, Echos, jusqu’au 17 mars à l’Abbaye de Maubuisson, avenue Richard de Tour, Saint-Ouen l’Aumône (www.abbaye.maubuisson@valdoise.fr)
–Vertiges, jusqu’au 10 février à Labanque, 44 Place Georges Clémenceau, 62400 Béthune (www.lab-labanque.fr)
Images : 1 et 2 vues de l’exposition Patrick Neu à l’Abbaye de Maubuisson avec les vitrines (1) et les mais en cire (2) Photos : C Brossais ; 3 et 4 vues de l’exposition Vertiges, (3) Mel O’Callaghan, Respire, respire,, 2018, Installation, trois sculptures en verre 300 x 150 cm, Performance développée en collaboration avec Damaris Härtl, psychologue de Institut de Psychologie Médicale, centre hospitalier universitaire de Heidelberg, Allemagne et Alexandra Pedley. Production Labanque en collaboration avec Goude Glass, Rennes. Courtesy l’artiste, Galerie Allen, Paris, Kronenberg Wright, Sydney et Belo Galsterer, Lisbonne. Photo Marc Domage ;( 4) Romina De Novellis , Luna Park 3/3, 2018, Vidéo, 3840×2160 4K couleur, 2 canaux audio, Durée 10:03 en boucle. Manège, 150 x 270 cm bois et moteur électrique Production Labanque. Avec le soutien de : Arcigay Napoli, Mostra d’Oltremare, Edenlandia, Napoli Christmas Festival, Università di Napoli Federico II Facoltà di Scienze Sociali, Ex OPG, Galerie Alberta Pane (Paris et Venise), D.A.F.NA Gallery (Naples), Kreëmart (NYC) Photo Marc Domage
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