Malo Chapuy, Huguette Caland, David Nash, le temps, le corps et la nature
Drôle de zozo que ce Malo Chapuy que l’on avait découvert il y a deux ans à Private Choice et qui peint des vierges et des saints comme on le faisait au Moyen-Age et à la Renaissance ! Car le jeune homme, qui est né en 1995 et qui ambitionnait d’être restaurateur, s’est passionné pour ces techniques anciennes qu’il a apprises à l’issue d’études poussées – dont celle du Libro dell’Arte de Cennino Cennini (1390-1437) qui recensait les techniques de ses contemporains- et en faisant lui-même ses pigments, ou en travaillant à l’œuf (à la tempera). Et il s’est constitué un répertoire de figures religieuses qu’il reproduit en les déclinant avec une maîtrise éblouissante, qui pourrait faire croire que ces œuvres sont « d’époque ». Mais il ne s’agit en aucun cas de pastiches, car le jeune artiste, diplômé des Beaux-Arts de Paris en 2022, les inscrits dans des cadres anachroniques, des architectures brutalistes comme celle du Couvent de la Tourette ou au milieu d‘éoliennes ou de cheminées d’usine qui fument. Ou il en décore des objets usuels comme des casques de moto ou les encadre avec une moquette synthétique qui reprend une couleur du tableau. Ce qui l’intéresse, en fait, c’est le décalage temporel qui est aussi celui que l’on trouve dans les musées où des œuvres de temps anciens sont montrées dans des contextes souvent modernes.
Memorabilia, l’exposition qu’il présente chez Mor Charpentier, la première dans cette galerie qui le représente désormais, présente un ensemble d’œuvres qui relèvent de cet anachronisme. On y voit une Adoration des mages devant des châteaux d’eau qui font penser à ceux photographiés par les Becher, une Vierge à l’enfant dont la fenêtre ouvre sur un paysage en partie caché par la pollution, ou une version de la Jérusalem céleste au-dessus de laquelle plane un étrange vaisseau spatial. Mais cette fois, Malo Chapuy, qui travaillait jusqu’alors plutôt dans la miniature, s’est lancé dans de grands formats, comme cette Scène de chasse où les arbres ont été remplacés par des éoliennes. Et il a peint sur des caisses en bois ornées d’un robinet en métal, comme des cubis de vin d’un autre âge, ou transformé une matraque en un sceptre royal orné d’armoiries ducales. On peut chercher à crédibiliser ce travail en parlant de dystopie, de message écologique ou de relecture éclairée de l’histoire de l’art. C’est sans doute vrai, mais j’y vois surtout une immense jouissance à peindre, à retrouver des secrets cachés, à se plonger dans un passé qui contraste d’autant mieux avec notre présent. Et une grande forme d’amusement. Dans l’autre partie de la galerie, une exposition collective, Utopías arquitectónicas, qui réunit des œuvres de, entre autres, Kader Attia, Teresa Margolles et Lara Almarcegui, est présentée. Pour l’introduire, Malo Chapuy a pris le parti pris inverse, c’est-à-dire qu’il a peint un tableau représentant une ville caractéristique de l’architecture moderniste, mais en la recouvrant de fausses craquelures.
Il n’y a pas cette réflexion sur le temps dans le travail d’Huguette Caland, cette grande peintre libanaise née en 1931 et morte en 2019, mais un travail sur le corps. Car les quelques toiles qu’on avait pu voir en France de cette artiste qui appartient à la même génération qu’Etel Adnan ou Simone Fattal, (essentiellement dans les collections du Centre Pompidou) semblaient abstraites ou, en tous cas, laisser beaucoup de place au blanc. Or ce que montre actuellement l’exposition à la galerie Mennour, qui représente désormais son estate, sous le commissariat de Sylvie Patry, c’est que cette abstraction n’était que feinte, qu’elle est composée, la plupart du temps, de morceaux du corps et qu’à ce titre, Huguette Caland se rapproche d’artistes pop que l’on a redécouvertes récemment comme Kiki Kogelnik ou Dorothy Iannone (en partie grâce à la formidable rétrospective du Mamac de Nice sur les « amazones du pop », cf Le Pop, versant féminin – La République de l’Art). L’exposition chez Mennour s’intitule Les Années parisiennes 1970-1987. Car Huguette Caland, qui était la fille de l’ancien président du Liban Béchara el-Khoury, a longtemps vécu à Paris, après avoir laissé son mari et ses enfants dans son pays natal. Là, elle trouvera son indépendance, se liant à des poètes et rencontrant Pierre Cardin qui, impressionné par les kaftans qu’elle porte avec élégance, lui demandera d’en réaliser pour sa collection (ils ne seront jamais commercialisés). Et c’est là qu’elle peint sa série de toiles la plus recherchée, les Bribes de corps, qui agrandissent subtilement un détail pour en faire un tableau abstrait aux couleurs acidulées (ainsi ce tableau que l’on pourrait interpréter comme une succession non figurative de lignes arrondies…alors qu’il n’est qu’une paire de fesses !). L’érotisme est au cœur de ces années qui respirent la liberté, l’épanouissement et la joie. L’érotisme, mais aussi l’humour, comme en témoignent les nombreux dessins ou la vidéo un peu loufoque proposée au début de l’exposition (Huguette Caland a aussi pratiqué le cinéma expérimental).
Enfin, ce n’est ni le décalage temporel ni l’érotisme qui est au centre du travail de David Nash, mais la nature. Comme tous les sculpteurs, le grand artiste britannique pratique aussi beaucoup le dessin et c’est cet aspect de son œuvre qu’a choisi de montrer la galerie Lelong, conjointement avec la galerie londonienne Annely Juda Fine Art. 45 Years of Drawings s’intitule l’exposition et c’est une mini rétrospective de son travail graphique qui est proposée, en plus des estampes. Cela va d’œuvres au pastel, au fusain ou à l’aquarelle vers des gestes plus bruts, où l’artiste dépose directement du pigment brut sur le papier, créant alors des halos de couleur sur des formes délimitées (il faudrait citer aussi les dernières œuvres qui reprennent les couleurs de la nature à un mois de l’année pour en faire une sorte de nuancier). Dans le second espace de la galerie, l’accent est mis sur une sphère de bois (le Wooden Boulder) d’une demi tonne que David Nash a taillée un jour dans un chêne qui avait été abattu, après avoir été endommagé lors d’une tempête, et qu’il a regardé évoluer dans le cours d’eau où elle s’est déplacée pendant de nombreuses années. En 1980, elle s’est retrouvée dans un autre bassin où elle est restée huit ans. En 2002, elle a été emportée vers l’estuaire de Dywyrd (Pays de Galles) où elle s’est immobilisée sur un banc de sable. Puis elle a disparu et a réapparu dix ans plus tard, avant de disparaître une nouvelle fois. C’est tout cet itinéraire qui est évoqué dans cette exposition pleine de poésie, sans fard et qui témoigne d’une parfaite connaissance des arbres, des cycles de la nature et de la vie tout simplement.
-Malo Chapuy, Memorabilia, jusqu’au 16 janvier à la galerie Mor Charpentier, 18 rue des Quatre Fils 75003 Paris (www.mor-charpentier.com)
-Huguette Caland, Les Années parisiennes 1970-1987, jusqu’au 25 janvier à la galerie Mennour, 47 rue Saint-André des Arts 75006 Paris (www.mennour.com)
-David Nash, 45 Years of Drawings, jusqu’au 21 décembre à la galerie Lelong, 13 rue de Téhéran et 38 avenue Matignon 75008 Paris (www.galerie.lelong.com)
Images: Malo Chapuy, Annonciation au couvent de la Tourette, 2024 Tempera et or sur bois, cadre réalisé par l’artiste 40 x 28 cm Pièce unique ; Caisse-outre, 2024 Tempera, or, argent sur bois et robinet en laiton 28 x 31,5 x 10 cm Pièce unique, Courtesy of the artist and mor charpentier, Paris – Photo: François Doury ; Huguette Caland, Bribes de corps, 1973, huile sur toile, courtesy of the Estate of Huguette Caland and Mennour, Paris, 119,4 x 119,4 com; David Nash, Copper Beech, 2023 Pigment sur papier 103 × 120 cm W26133© David Nash / Courtesy Galerie Lelong & Co;
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