Manet/Bataille: même combat
On ne dira jamais assez de bien de « Studiolo », la petite collection d’écrits sur l’art éditée par L’Atelier Contemporain. C’est une collection de poche, vendue à un prix modique de moins de dix euros et qui republie certains textes devenus rares, voire introuvables, d’auteurs importants sur des artistes qui ne le sont pas moins, d’autres étant inédits. Il y a des reproductions -en noir et blanc, mais compte tenu du prix, on ne peut en demander davantage- et le tout est imprimé sur un beau papier ivoire, dans une mise en page très élégante. On a d’ailleurs déjà eu l’occasion de parler de cette précieuse collection à propos des livres d’Alain Borer sur Dürer et Beuys (cf De Dürer à Beuys: un lièvre allemand – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)).
Parmi les titres récemment parus figure le Manet
de Georges Bataille. C’est un texte de commande, paru en 1955 chez Skira, la
même année que celle où il fit paraître, chez le même éditeur, un essai sur la
grotte de Lascaux et l’art pariétal (Lascaux ou La Naissance de l’art, republié
aussi dans la collection Studiolo). Même s’il avait écrit quelques articles sur
l’art, Bataille n’était pas un historien d’art et il connaissait surtout l’art
de son époque. Mais comme tous les écrivains de talent, même s’il ne possède
pas complètement le sujet, il a des intuitions et des fulgurances qui lui font
mettre le doigt sur les points essentiels et voir des choses sur lesquelles les
spécialistes ne se seraient pas forcément attardés (on pense, par exemple, à
l’essai de Barthes, qui n’était pas non plus un historien d’art, sur Twombly).
D’ailleurs, Bataille ne prétend pas faire une monographie sur Manet, mais il extrapole,
lit le travail du peintre à travers ses propres obsessions (comme celle de la
destruction du sujet, par exemple). Et celles-ci sont aussi celles qui animent
le débat sur l’art de l’époque, avec en particulier le refus de la subjectivité
excessive et une volonté de distance, voire d’indifférence, par rapport au sujet
traité.
Ce n’est pas un hasard non plus si Bataille s’exprime sur Manet. Celui-ci est
considéré comme le précurseur de l’art moderne et les scandales que
provoquèrent certaines de ses toiles, comme le célèbre Déjeuner sur l’herbe,
ne purent que faire écho au souffre qui entoura Histoire de l’œil ou Les
larmes d’Eros. Il considère Olympia, qui suscita les sarcasmes que l’on
sait lorsqu’elle fut montrée pour la première au Salon de 1865, comme le
chef-d’œuvre de son auteur, parce qu’elle est, d’après lui, une des premières
toiles qui s’affranchit de la question du réalisme pour devenir de la peinture
pure. A ce propos, il écrit : « Les éclats et les dissonances de la
couleur ont tant de puissance que le reste se tait : rien alors qui ne
s’abime dans le silence de la poésie. Aux yeux mêmes de Manet, la fabrication
s’effaçait. L’Olympia tout entière se distingue mal d’un crime ou du
spectacle de la mort. Tout en elle glisse à l’indifférence de la beauté.
(…) Le jeu sacré de la technique et de la lumière, la peinture moderne est
née. » Bien sûr, Bataille parle là autant de lui que de Manet et le crime
auquel il fait allusion renvoie à ceux qu’il associe au sacré dans sa propre
production littéraire.
Littéraires, ses références le sont avant tout : il cite Baudelaire, qui soutint les premières toiles de Manet, Malraux qui fit le rapprochement entre Goya et Manet ou Proust qui, dans la « Recherche », s’en servit en partie de modèle pour le personnage d’Elstir. Mais il a une lucidité et une puissance d’analyse qui dépassent le simple cadre de la littérature et donne à son texte une valeur singulière, même si elle propose des thèses parfois contestables. Ainsi, il écrit aussi : « Si l’on envisage isolément la vibration sur la toile de la couleur, Manet n’est pas le plus grand peintre de son temps. Delacroix et Courbet ont une ampleur, une aisance qui possèdent le monde, Corot la force de saisir, d’enrober la simplicité de l’insaisissable. La manière, moins sûre d’elle, de Manet procède d’un élan plus agressif, plus malade aussi. Manet dérange et ne veut pas satisfaire : il cherche même à décevoir. Il conteste, la possibilité de représenter que la toile lui donne : il la tient sous sa brosse, mais sous sa brosse elle se retire. (…) Ces aplats accusés, cette suppression des nuances intermédiaires n’ont de sens en eux-mêmes que celui d’une nouveauté, pourtant ils aident à dégager la peinture du vieil enlisement de l’éloquence : ils aident à glisser au moment où l’objet attendu n’est plus rien, sinon cette sensation inattendue, cette vibration pure et suraiguë qui s’est rendue indépendante de la signification prêtée. »
-Georges Bataille, Manet, préface de Michel Surya, Collection Studiolo de L’Atelier contemporain, 160 pages, 44 illustrations, 7,50€. Parallèlement, deux livres du poète et essayiste Alain Jouffroy sont parus dans la même collection : le premier sur David (Aimer David) et le second sur Piero di Cosimo (Piero di Cosimo ou la forêt sacrilège).
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