Matthew Barney, Emmanuelle Castellan: une certaine idée de la violence
On avait un peu perdu de vue Matthew Barney, l’artiste américain, star des années 2000, et qui fut, pour la petite histoire, l’époux de Björk. Il faut dire que le cycle de films qui l’a rendu célèbre, Cremaster, était si ambitieux (plusieurs films allant de 40 minutes à trois heures), il avait demandé tellement de moyens et d’énergie et avait connu tant de déclinaisons en sculptures, dessins et autres médiums qu’on pouvait penser qu’il avait épuisé une partie de ses facultés créatives. Mais l’artiste n’avait pas levé le pied pour autant, il s’était consacré à d’autres projets de relativement moindre envergure, comme River of Fundament (2014), et surtout il revient aujourd’hui avec une grande installation vidéo à cinq canaux, Secondary, qui a été présentée et filmée dans son atelier de Long Island à New York, et qui est montrée aujourd’hui à la Fondation Cartier.
Le sujet en est le football américain et la violence qui en découle, car, faut-il le rappeler, Matthew Barney a été un athlète de haut niveau, qui a lui-même pratiqué ce sport et a utilisé ses connaissances en la matière, liées à ses études de médecine, pour explorer les limites du corps et sa résistance à l’effort. Il part d’un accident qui a beaucoup impressionné le jeune joueur qu’il était et qui s’est produit lors d’un match, en 1978, au cours duquel Jack Tatum, un demi-défensif des Oakland Raiders, a heurté de plein fouet Darryl Stingley, un receveur éloigné des New England Patriots. Suite au choc, Stringley est resté tétraplégique. Les images de l’accident ont été rediffusées à de nombreuses reprises dans les médias américains et de nouvelles règles ont été adoptées pour protéger davantage le corps des athlètes. Malgré cela, le sujet est resté polémique et il traduit tout autant la violence qui est inhérente à ce sport que la fascination du public pour la regarder.
Matthew Barney a voulu recréer ce match, mais en le stylisant. Pour ce faire, il a fait appel à des danseurs de krump et de breakdance ou des acteurs pour l’interpréter et en faire une sorte de chorégraphie. Parallèlement, il leur a demandé de travailler leur résistance physique avec les matériaux qu’il utilise pour ses sculptures, tels que le plomb, l’aluminium la terre cuite ou le plastique. Mais la particularité du projet est d’avoir fait appel à des gens d’un certain âge (dont l’artiste lui-même qui va sur ses soixante ans) et non pas à des jeunes. C’est donc aussi une réflexion sur le vieillissement que propose Secondary, une manière d’envisager ce que le corps est encore en mesure de fournir face à l’effort lorsqu’il se raidit et devient moins agile, ce qui s’inscrit logiquement dans le travail de Barney sur le muscle et la force physique, voire la virilité (rappelons que « Cremaster », le nom de son cycle déjà cité, vient du muscle qui soutient les testicules).
A la Fondation Cartier, l’artiste rejoue l’installation avec un terrain de football adapté aux dimensions du bâtiment et les cinq vidéos qui sont diffusées simultanément. Il y ajoute une sculpture monumentale qui est une cage de musculation en céramique (encore une fois le contraste entre la force et la fragilité). Et au sous-sol, il montre la dernière vidéo de sa série Drawing Restraint, qui a été filmée au sein même de la Fondation (on voit les traces de la performance) et qui interroge elle-aussi les limites du corps lorsqu’il est contraint. Dans sa galerie française, enfin, Max Hetzler, il présente des sculptures et des dessins qui découlent de ce même projet. On est fasciné par la démesure de Matthew Barney, par sa puissance et son ambition, tout autant qu’on est troublé par sa délicatesse, qui frôle parfois le maniérisme (surtout dans les dessins), et par cette manière de faire accéder à la grâce ce qui pourrait n’être que brutal, violent et vulgaire.
La violence est aussi au cœur de la pratique d’Emmanuelle Castellan, cette peintre française qui vit à Berlin et dont le travail a été encore peu vu, alors qu’elle n’est pas une nouvelle venue dans le métier (elle est née en 1976). Une violence tournée contre elle et contre ses œuvres, qu’elle lacère souvent ou plie, non pas pour les ouvrir sur un autre espace, à l’instar d’un Fontana, mais plutôt pour leur faire subir des outrages, les empêcher de séduire immédiatement le spectateur, les rendre expressives plutôt que belles. Car l’artiste ne cherche pas à plaire, elle est dans une sorte de radicalité un peu punk qui ne veut pas céder à la facilité du premier coup d’oeil. Pas plus qu’elle ne cherche à être facilement identifiée, passant d’un registre à un autre, d’une forme de figuration à une quasi-abstraction, et déjouant ainsi toute logique commerciale (c’est sans doute la raison pour laquelle on ne l’a pas vue plus tôt). Ce qui compte pour elle, c’est davantage la puissance et l’évidence de l’image qui s’imposent après de nombreuses tentatives, ajouts, retraits, modifications en tous genres (y compris sur la forme de la toile). C’est un univers, personnel, sans concessions, très expressif, qui ne laisse pas indifférent, peut rebuter à un premier regard, mais se révèle riche et complexe dès qu’on y prête plus d’attention.
A la Verrière Hermès de Bruxelles, sur l’invitation du commissaire Joël Riff, elle propose une exposition intitulée Spektrum, parce que les motifs y apparaissent en effet de manière spectrale. Sur les murs de la salle d’exposition, qui reste ouverte sur la boutique du célèbre sellier, elle a tendu des toiles de couleur qui seront réutilisées par la suite et sur lesquelles elle a accroché ses œuvres, comme pour créer un décor et faire en sorte la peinture ne se limite pas aux toiles (certaines, découpées, ouvrent même sur ces murs, dans un esprit qui, même s’il n’a pas les mêmes finalités, pourrait faire songer à Supports/Surfaces). Et elle en a déposé au sol aussi, pour accueillir les céramiques de Johannes Nagel, qui n’y va pas par quatre chemins non plus, puisqu’il n’hésite pas à plonger ses bras dans la matière pour « sonder sa densité puis en mouler les cavités ». Car depuis qu’il est responsable de la programmation de cette salle, Joël Riff se plait à mettre en correspondance la peinture avec la sculpture, la céramique ou les arts appliqués. Ici, des œuvres du belge Walter Swennen et de l’allemand Norbert Schwontkowski sont aussi présentes. Elles dialoguent si étroitement avec celles d’Emmanuelle Castellan que, sans le plan de l’exposition, on aurait du mal, parfois, à les différencier.
-Matthew Barney, Secondary, jusqu’au 8 septembre à la Fondation Cartier, 261 boulevard Raspail 75014 Paris (www.fondationcartier.com)
-Emmanuelle Castellan, Spektrum, jusqu’au 27 juillet à la Verrière Hermès, Boulevard de Waterloo 50, 1000 Bruxelles (www.fondationdentreprisehermes.org)
Images : Matthew Barney, SECONDARY, 2023© Matthew Barney Photographie de production : Julieta Cervantes Courtesy de l’artiste, Gladstone Gallery, Sadie Coles HQ, Regen Projects et Galerie Max Hetzler ; Matthew Barney, SECONDARY, 2023 Installation de cinq vidéos couleur 4K avec piste sonore Durée : 60 minutes © Matthew Barney Photo de l’installation : Dario Lasagni Courtesy de l’artiste, Gladstone Gallery, Sadie Coles HQ, Regen Projects et Galerie Max Hetzler ; Emmanuelle Castellan, behind the coat, huile sur toile, 135 X 90 cm Courtesy de l’artiste © Emmanuelle Castellan
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