de Patrick Scemama

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La République de l'Art
A Melle, l’argent fait le bonheur

A Melle, l’argent fait le bonheur

Connaissez-vous Melle, cette charmante et paisible bourgade des Deux-Sèvres située entre Niort et Poitiers, où, selon la légende, la fée Mélusine aurait construit son château et Catherine de Médicis rencontré le futur Henri IV ? Ségolène Royal, ex-députée de la circonscription, en a été conseillère municipale pendant plusieurs années. Mais ce sont des considérations de nature plus pérenne qui lui ont assuré sa renommée : son patrimoine architectural exceptionnel datant essentiellement du Moyen-Age. Melle possède en effet trois remarquables églises romanes du XI-XIIe siècle, dont une inscrite au Patrimoine Mondial de l’Humanité par l’Unesco, un ancien tribunal qui aurait inspiré une fable à La Fontaine (Le Juge de Melle) et surtout des mines d’argent qui furent exploitées du VIIe au Xe siècle et qui en firent un des centres de l’Empire carolingien, car, grâce à ces mines, la ville avait pu ouvrir un des plus grands ateliers monétaires.

« Les mines d’argent », c’est le thème retenu par Chloé Hipeau-Disko et Frédéric Legros, les nouveaux commissaires de la Biennale d’art contemporain que la ville abrite depuis 2003 (la présente édition a été retardée d’un an). Les mines d’argent, mais aussi tout ce qu’elles peuvent éveiller dans la sensibilité et l’imaginaire contemporains : l’échange, la circulation, la valeur et tout simplement la pierre et le minerai, qui ont été regroupés sous le titre de « Grand Monnayage ». Dans ces lieux patrimoniaux, donc, mais aussi dans toute la ville (des places publiques à l’office du tourisme en passant par des vitrines de commerçants), la bonne vingtaine d’artistes invités, de différentes nationalités et générations, a décliné ce thème en l’adaptant au contexte et en concevant très souvent des œuvres spécialement pour lui.

Grand Monnayge 1Cela commence par les mines elles-mêmes où, tout en participant aux visites organisées et en apprenant que c’est par le feu que l’on parvenait à extraire le minerai (les mines furent en fait fermées par manque de bois), on découvre, entre autres, au détour d’une galerie, une pièce rarement vue de Yoko Ono (Parts of a Lighthouse, un ensemble de prismes de verre qu’un faisceau lumineux traverse et fait scintiller) ou une fontaine de Christodoulos Panayiotou, constituée d’une plaque de cuivre provenant de la mine de Skouriotissa à Chypre, le pays d’origine de l’artiste. Intitulée L’Achat du cuivre et faisant référence au livre éponyme de Brecht dans lequel l’achat d’une trompette est négocié au prix du métal, l’œuvre interroge un système de valeurs, qui fait que ce matériau qui est crucial dans l’histoire chypriote, de l’Antiquité jusqu’aux luttes ouvrières du XXe siècle, devient, par son implantation à l’intérieur des mines et par son utilisation de l’eau qui s’y trouve, un élément d’une autre nature, une figure classique de l’histoire de l’art.

On retrouve ce même Christodoulos Panayiotou, qui est décidément un des artistes les plus présents de la Biennale (il faut dire que ce thème relevant de l’économie est au cœur même de son travail), à l’Hôtel de Ménoc, l’ancien tribunal dans lequel, outre une de ses « pulp paintings » (des peintures abstraites réalisées avec des billets de banque démonétisés et déchiquetés), il présente une œuvre surprenante, composée de trois lingots. Ces lingots résultent en fait de la fonte des pièces de 1€ que les visiteurs de l’Eglise Santa Maria del Populo à Rome ont utilisé pour éclairer pendant une minute deux célèbres tableaux du Caravage : Le Crucifiement de Saint-Pierre et La Conversion de Saint-Paul. Là encore, un glissement de valeurs s’est opéré et on est passé d’un registre à la fois culturel et religieux (en même temps qu’en les éclairant de cette manière, on finisse par abîmer les tableaux) à un objet économique et spéculatif brut.

Non moins surprenantes, dans ce bel édifice datant du début du XIVe siècle, sont les pièces de Pieter Vermeersch (un immense triptyque sur cuivre, pour une fois, qui lui permet d’explorer avec toute la subtilité qu’on lui connaît les nuances du rouge) ou celles que Jimmie Durham et Jannis Kounellis ont réalisées à la même occasion et auxquelles ils ont donné le même titre, Deposizione, en référence à la « déposition » du Christ. Mais l’œuvre qui retient le plus l’attention est celle d’Ali Cherri, une grande installation à la résonnance elle aussi christique (on pourrait d’ailleurs se demander si ce thème ne se dessine pas en filigrane derrière celui officiellement proposé par la Biennale), puisqu’elle s’intitule : Plot for a Possible Resurrection (Plan pour une éventuelle résurrection). Ali Cherri, qui s’intéresse à l’archéologie et à la trace que nous laissons de notre passé, est parti du fait que les mines, après leurs fermetures, ont été complètement oubliées et qu’elles n’ont été redécouvertes, par hasard, qu’au XIXe siècle. Du coup, il a fait réaliser des briques en terre sèche dans lesquelles il a placé des os ou des objets antiques et les a placées au sol, près d’une fontaine et d’une sculpture en pierre représentant un christ ressuscité. Petit à petit, la fontaine humidifie les briques et les fait revenir à l’état de terre, révélant ainsi les objets qu’elles dissimulent. La nature reprend ses droits et le cycle initialement conçu par l’homme s’inverse.

Grand Monnayge 4Dans les anciens lieux de culte, les œuvres se répondent aussi avec beaucoup d’économie et de finesse. Ainsi, dans la très élégante Eglise Saint-Pierre, qui s’ouvre, en fin de journée, sur la campagne au soleil couchant, une installation de Kimsooja (A Laundry Woman, composée de vêtements de l’artiste sur une corde à linge) s’agite dans le vent, tandis que les 4 tonnes de magnétite d’Hubert Duprat (un oxyde de fer qui est un aimant naturel) forment un tas massif et compact. Et dans les absides, ce sont des pièces de Cécile Beau et d’Emma Loriot (Réversion, un processus utilisé pour inverser la transformation d’un minerai en matière industrielle) et de Ghada Amer (Rocher-Cœur, une sculpture inspirée par le papier d’aluminium) qui se font face. Cette même Ghada Amer se retrouve à l’extérieur, et même dans les champs, avec une très belle pièce qui fait un peu une entorse au thème de la Biennale, mais qui n’en est pas moins puissante : Love Grave, une tombe d’une profondeur de 6 pieds, imaginée au moment de la guerre en Irak et réalisée avec les lettres du mot « Love » pour superposer l’amour à la mort. Et à l’extérieur, devant l’Eglise Saint-Hilaire, on peut citer aussi l’oeuvre de Clemens Botho Goldbach, Euruin 50 Eur Neu, qui reproduit en trois dimensions et de manière volontairement brinquebalante les architectures imaginaires reproduites sur les billets de 50€, de manière à souligner aussi la fragilité de notre monnaie commune et du projet qui la soutient.

Grand Monnayge 3Bien sûr, il ne s’agit pas d’évoquer toutes les pièces de cette riche Biennale, qui n’appartiennent pas d’ailleurs à une même esthétique (on pourrait par exemple citer l’installation très baroque et très foisonnante d’Elsa Fauconnet à l’Office du tourisme). Mais on ne peut que louer la sobriété et la pertinence avec lesquelles  les commissaires ont su utiliser les espaces et mettre en valeur les architectures. Pour ne donner qu’un exemple –et donner tort à ceux qui leur reprochent le minimalisme qui les a guidés-, il faudrait citer l’accrochage simple mais lourd de sens de l’Eglise Saint-Savinien, qui autrefois servit de prison. Dans cet espace nu, où on peut encore voir les graffitis gravés sur les portes et les murs par les prisonniers, ils ont simplement placé, en alignement, deux pièces du duo Brogon Rollin : la première, qui a été conçue suite à une résidence dans un centre de détention, est une horloge qui s’arrête lorsqu’elle détecte la présence d’un visiteur et qui rattrape le temps perdu dès qu’il s’éloigne (métaphore du temps ressenti par un prisonnier). Quant à la seconde, elle part du nouveau métier que Robert Samuel a inventé en 2012 : attendre pour les autres (Line sitter). Alors qu’en général, Robert Samuel attend pour l’achat d’un nouveau téléphone ou pour la parution du dernier Harry Potter, là, il a attendu (puisqu’il n’était plus là le jour de ma visite) jusqu’à ce que la personne qui le désirait et qui souhaitait abréger ses souffrances se fasse euthanasier, légalement, en Belgique…

Pour toutes ces raisons, donc, et parce que ce type d’initiative est trop rare en France, surtout dans des endroits qui ne sont a priori pas des foyers de l’art contemporain, il faut faire un détour par cette Biennale de Melle. On y trouvera une programmation ambitieuse et exigeante, qui demande à être accompagnée (toutes les informations se trouvent dans un petit livret à la disposition du spectateur et les commissaires sont encore en train d’améliorer la signalétique), mais qui s’inscrit parfaitement dans le cadre particulier qui la reçoit.

 

Le Grand Monnayage, Biennale d’art contemporain de Melle, jusqu’au 23 septembre dans différents lieux de la ville (www.biennale-melle.fr)

 

 

Images : Ali Cherri, Plot for a possible resurrection (Plan pour une éventuelle résurrection), 2018. Courtesy Galerie Imane Farès. Photo : Origins Studio ; Christodoulos Panayiotou, Price of Copper, 2018. Courtesy de l’artiste, kamel mennour, Paris/Londres et Rodéo, Londres/Athènes. Photo : Origins Studio ; Clemens Botho Goldbach, EURUIN 50 EUR NEW, 2018 , Vue de l’installation à Melle face à l’Eglise Saint-Hilaire, Courtesy de l’artiste  Photo : Origins Studio ; Brognon Rollin, Until Then, 2018. Courtesy Until Then. Photo : Origins Studio;

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