de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Quel art pour demain?

Quel art pour demain?

Dans le petit milieu de l’art contemporain, Nicolas Bourriaud fait partie des acteurs que l’on écoute, même si on est souvent en désaccord avec lui et avec ses choix (comme celui, par exemple, de n’inclure aucun artiste français dans une exposition sur les années 2000 dont il s’est occupé récemment !). Car le fondateur de la revue Perpendiculaire, qui fut aussi le premier directeur (avec Jérôme Sans) du Palais de Tokyo, directeur contesté des Beaux-Arts de Paris et récemment directeur du MO.CO. de Montpellier (dont il vient d’être remercié), a toujours développé une pensée originale et un travail théorique qui a balayé des champs novateurs de l’art contemporain. Il est l’auteur, entre autres d’une Esthétique relationnelle parue aux Presses du Réel qui a eu une grande influence à la fin des années 90 et la chronique qu’il tient mensuellement dans Beaux-Arts Magazine est incontestablement un des articles qu’on lit avec le plus d’intérêt dans cette revue.

Son nouvel ouvrage fait suite à une série d’expositions qu’il a réalisées sur les effets de l’anthropocène -c’est-à-dire l’ère dans laquelle nous sommes entrés depuis le début de la crise climatique- sur l’art contemporain. Il s’intitule Inclusions, esthétique du capitalocène, n’est pas toujours d’une lecture très facile, mais mérite vraiment qu’on fasse l’effort de s’y atteler, car il pose la question de l’art de demain, de la place que les artistes pourront occuper dans un monde en pleine mutation. « En tous cas, écrit-il, la catastrophe écologique comme la crise pandémique incitent aujourd’hui les artistes à méditer sur leur rôle et les principes de travail, qui induiront forcément de nouveaux modèles de société. (…) En pointant le déséquilibre existant entre les pratiques de subsistance et les emplois surrémunérés, la vie quotidienne et la valeur travail, l’échange et le commerce, les artistes esquissent des contre-modèles : ils ouvrent la voie pour une nouvelle hiérarchie de l’utile qui contient en filigrane la coopération des humains et des non-humains ».

Car Nicolas Bourriaud croit en la force progressiste de l’art et au modèle qu’il pourrait constituer pour « une forme enfin soutenable de vie ». Il cite, pour étayer son propos, les artistes du début du XXe siècle (cubistes, fauves) qui se sont tournées vers les civilisations extra-européennes (en regardant les masques africains, par exemple) et ont ainsi permis à leurs contemporains de comprendre que d’autres cultures existaient, qui méritaient autant d’attention que celles dominantes. En fait, son analyse remonte à plus loin et en particulier à Descartes, qui, dans son Traité de l’homme publié en 1664, établissait une distinction radicale entre le mental et le physique. C’est sur cette séparation entre la nature et la culture, entre la matière et la forme (déjà présente chez Aristote) que s’est forgé le principe esthétique binaire qui a longtemps constitué la référence suprême en Occident et sur lequel s’est fondée la mécanique occidentale de domination du monde. Il a tout autant permis le colonialisme que l’assujettissement de tout ce qui échappait à son principe actif, à savoir la femme, le sauvage, le pauvre, etc. Mais on a vu à quelles catastrophes, tant économiques qu’écologiques, cette fracture nous a menés et il est donc impératif, selon l’auteur, de promouvoir un art (au sens où il est le reflet du monde) dans lequel l’Homme ne serait plus complètement au centre, mais ferait partie d’un tout qui inclurait autant la nature que l’animal, le végétal, les écosystèmes, voire les nouvelles technologies ou même les nanoparticules qui nous composent mais dont nous n’avons pas forcément conscience.

« Comment penser l’art, comment lui envisager un futur au-delà du coup de force historique ayant conduit l’humanité à s’exclure de la nature, sans adopter des réflexes passéistes ? » s’interroge encore Nicolas Bourriaud. Et il y répond un peu plus loin : « Objet scientifique et projection imaginaire, l’anthropocène amène aujourd’hui les artistes à reconsidérer leur position dans la chaîne du vivant qui va du magma géologique au coton-tige. Et cette position détermine leur production. En premier lieu, c’est la notion de subjectivité qui se voit renouvelée, non seulement par cette prise de conscience, mais également par la place prépondérante que la machine occupe dans la sphère du regard. En lieu et place de la relation entre un sujet humain et des objets, on voit se créer des relations entre des sujets de différente nature, sur un plan d’égalité ».

Quels sont les artistes alors qui, selon lui, seraient en mesure de mener à bien ce projet et de tout situer sur un plan d’égalité ? Il en cite deux, en particulier, sur lesquels il a beaucoup travaillé : Mark Leckey et Pierre Huyghe. Le premier parce qu’il « prône un rapport à l’objet débarrassé par la médiation du langage » (avec l’idée de rentrer en empathie avec lui) et le second parce qu’il met en scène des êtres vivants (abeilles, chiens, mollusques et bacilles) sans que l’humain ait forcément à y intervenir et où il s’agit juste « d’intensifier la présence de ce qui est ». Et Tomas Saraceno, qui utilise le travail de l’araignée pour repenser sa relation au monde et la manière dont on peut y vivre différemment. Mais d’autres artistes sont cités, comme ceux, pour la plupart encore mal connus, qui observent aujourd’hui la structure moléculaire de la réalité, réalisent des fusions entre organique et artificiel et que le commissaire avait réunis en 2018, lors d’une de ces dernières expositions à Montpellier : Crash Test, la révolution moléculaire. Des artistes dont le travail dépasse bien souvent le cadre strict du musée ou de la galerie.

Pour toutes ces raisons, il faut lire cet essai très actuel qui recourt souvent à Lévy-Strauss et à l’anthropologie pour étayer ses thèses et s’ouvrir à l’altérité. Certains le jugeront utopique, d’autres sans doute opportuniste (puisqu’il cherche absolument à aller dans le sens de l’histoire), mais nul doute qu’il laissera une trace et qu’on s’y réfèrera dans quelques années comme le marqueur d’une ère nouvelle qui n’en est aujourd’hui qu’à ses balbutiements.

-Nicolas Bourriaud, Inclusions, esthétique du capitalocène, Presses Universitaires de France, 228 pages, 16€.

-Images : vue de l’exposition de Pierre Huyghe au Centre Pompidou en 2013 ; vue de l’exposition Tomas Saraceno au Palais de Tokyo en 2016

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