Turner, Berthe Morizot, la modernité annoncée
En art, bien qu’elle soit présente depuis la Renaissance italienne, l’idée du sublime est apparue au XVIIIe siècle et a trouvé son expression la plus accomplie dans le Romantisme du début du siècle suivant. C’est le philosophe anglais empiriste Edmund Burke qui, en 1757, l’a théorisée dans son livre, Une enquête philosophique sur nos idées du sublime et du beau. Pour lui, alors que la beauté engendre un sentiment de calme, le sublime, au contraire, est le sentiment le plus fort, parce qu’il est celui qui exalte le plus nos passions. « La passion provoquée par le grand et le sublime dans la nature, écrit-il, lorsque ces causes opèrent le plus puissamment, est l’étonnement, et l’étonnement est cet état de l’âme dans lequel toutes ses motions sont suspendues, avec un certain degré d’horreur. » Le sublime, c’est quand l’individu est confronté à ce qui lui échappe, aux éléments qu’il ne peut contrôler, à l’immensité qui suscite sa crainte et l’angoisse de sa disparition. C’est le vertige devant l’inconnu, la lutte de la sensation contre la raison.
En Allemagne, le plus grand représentant de ce « sublime » fut bien sûr Caspar Friedrich, dont le célèbre Wanderer über dem Nebelmeer (« Voyageur devant la mer de nuages ») est sans doute l’image la plus représentative de l’homme romantique face aux forces et à l’immensité de la nature. En France, Delacroix et Géricault ont cherché à susciter l’effroi en peignant des scènes de massacres ou de catastrophes (comme Le Radeau de la méduse), qui enveloppaient le spectateur et ne lui épargnaient aucun détail. Et en Angleterre, c’est Turner essentiellement qui incarna ce mouvement en représentant des montagnes menaçantes, des ciels tourmentés ou des marines spectaculaires qui traduisaient elles-aussi le rôle central de la nature et la forte impression qu’elle pouvait laisser dans l’imaginaire humain. Voyageur infatigable, toujours en quête d’horizons nouveaux, il arpenta aussi bien les différentes côtes de son île natale que les Alpes suisses et françaises ou la brumeuse et mélancolique Venise.
L’exposition que lui consacre le Grimaldi Forum de Monaco comprend la plus grande sélection de peintures à l’huile de Turner jamais prêtée par la Tate de Londres, où l’essentiel de son œuvre est conservé, accompagnée d’une série d’aquarelles et de croquis. On y voit tout autant ses scènes nocturnes que ses débuts au cœur du paysage anglais, ou ses croquis de montagnes, de Venise et bien sûr ses sublimes marines qui représente plus de la moitié de son travail. Tout émerveille dans cette exposition, mais ce qui fascine le plus, ce sont sans doute les aquarelles, dans lesquelles l’artiste fait le plus preuve d’audace et de liberté. Réalisées sur le motif, cherchant, avec une incroyable économie de moyens, à transcrire une lumière ou une atmosphère, un ciel changeant ou un nuage en mouvement, elles témoignent d’une invraisemblable virtuosité technique et sont d’une modernité folle, qui tend totalement vers l’abstraction. A certains égards aussi, la peinture de Turner annonce l’impressionniste, mais elle est bien plus radicale encore que ne le sera, presque 50 ans plus tard, celle de Monet ou de Pissarro.
Elle l’est tellement, d’ailleurs, qu’il n’y a rien de choquant à la confronter à la pratique d’artistes contemporains (ce n’est non plus pas un hasard si le plus célèbre Prix d’art contemporain d’Angleterre s’appelle le Turner Prize). Et c’est ce que fait justement la présente exposition en introduisant dans chaque salle une ou plusieurs œuvres d’artistes de notre époque, pour la plupart anglo-saxons il est vrai. C’est ainsi que la salle consacrée au paysage anglais se voit enrichie d’une installation de Richard Long, que celle consacrée aux montagnes propose une série de photos sur l’Islande d’Olafur Eliasson et un grand diptyque de Peter Doig (Ski Jacket), ou que celle des dernières années fait intervenir James Turrell et Rothko. Tous les artistes ne répondent pas directement aux toiles de Turner, mais tous en subissent l’influence ou s’en inspirent et permettent ainsi de voir quelques pièces merveilleuses, comme l’installation vidéo de John Akomfrah sur la chasse aux baleines ou l’immense photo de mer de Wolfgang Tillmans, qui rassure autant qu’elle inquiète. Bref, le face à face est très fructueux et fait du passage sur la principauté une des haltes essentielles de l’été.
Mais auparavant, et à propos d’impressionnisme, on pourra faire un détour au Musée des Beaux-Arts de Nice où se tient une exposition consacrée aux séjours niçois (1881-1882 et 1888-1889) de Berthe Morizot, qui fut la première femme à participer aux expositions de ce mouvement. Grâce à des prêts du Musée d’Orsay (dans le cadre des 150 ans de l’impressionnisme), du Musée Marmottan, du Palais princier de Monaco et bien d’autres institutions publiques et privées, une soixantaine d’œuvres ont pu être réunies qui évoquent des moments de la vie et de la création de la peintre qui n’avaient jusqu’ici jamais fait l’objet de recherches dédiées. On y voit des scènes de mer, de port, de bateaux, de tout ce qui fait le décor niçois (dont la Paysanne niçoise, Célestine, qui est conservée au musée des Beaux-Arts de Lyon), mais aussi des villas que l’artiste a habitées avec sa fille, Julie Manet, à qui elle enseigna la peinture et qu’elle a beaucoup représentée. Et peut-être plus que certaines toiles, ce qui frappe encore, ce sont les dessins, pastels ou aquarelles réalisées sur le vif, avec infiniment de délicatesse et dans une esthétique volontairement inachevée propre à la pratique sur papier, mais qui annonce la modernité tout autant que l’abstraction de Turner. Enfin, en résonnance avec le parcours hors du commun de cette artiste pionnière, une séquence dédiée à ses contemporaines, rassemblant des œuvres de Mary Cassatt, Eva Gonzalès, Marie Bashkirtseff ou encore Louise Breslau met en lumière le formidable foisonnement de la création féminine à la Belle-Epoque sur la Riviera.
–Turner, le sublime héritage, jusqu’au 1er septembre au Grimaldi Forum de Monaco (www.grimaldiforum.com)
–Berthe Morizot à Nice. Escales impressionnistes, jusqu’au 29 septembre au Musée des Beaux-Arts de Nice (www.musee-beaux-arts-nice.org)
Images : Joseph Mallord William Turner, Épave sur une mer démontée, vers 1840-1845, Huile sur toile ; Tate, Photo: © Tate ; Joseph Mallord William Turner, Le Rigi bleu, lever de soleil, 1842, Aquarelle sur papier, Tate Photo : © Tate; Wolfgang Tillmans , State We’re In, A 2015, Impression jet d’encre sur papier, non encadrée, pinces, Photo : ©Tate, © Wolfgang Tillmans, courtesy Maureen Paley, London ; Berthe Morisot, Sous l’oranger (détail), 1889, huile sur toile, 54,6 x 65,7 cm, Kansas City, Nelson-Atkins Museum of Art © Image courtesy Nelson-Atkins Media Services, Gabe Hopkins
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