de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Ugo Rondinone, au coeur des éléments

Ugo Rondinone, au coeur des éléments

De tous les artistes contemporains vivants, Ugo Rondinone est sans doute un des plus attachants et des plus talentueux. Son travail, complexe, fait appel à des médiums différents (peinture, sculpture, installation, vidéo, etc.) pour produire des œuvres qui, à première vue, semblent n’avoir aucun rapport entre elles. Il intervient même en tant que commissaire d’expositions et a réalisé, il y a quelques années, au Palais de Tokyo une exposition mémorable, The Third Mind, au cours de laquelle il explorait sa propre psyché, mais en présentant uniquement le travail d’artistes qu’il admire. Pourtant, quand on y regarde de plus près, on voit clairement les thèmes et les obsessions qui parcourent son univers et le structurent. Celui de la résistance, par exemple : chez Rondinone, les choses ne répondent pas aux fonctions pour lesquelles elles ont été conçues, les grandes cibles qu’il fait réaliser à la peinture aérosol ont des contours trop flous pour être utilisées, les clowns par lesquels il a connu la célébrité ne font pas rire et restent allongés au sol, généralement en train de dormir. Celui de la mélancolie aussi, au sens de la « Sehnsucht » allemande, c’est-à-dire non pas de la tristesse, mais d’une aspiration à un état ou à un sentiment que l’on ne connaît pas, mais dont on pense manquer (le paradis perdu, par exemple). Celui de la nuit et du romantisme, comme en témoignent les nombreuses portes, fenêtres, serrures qu’il conçoit en différents matériaux et qui ouvrent sur un autre monde, inconnu, l’autre côté du miroir. Celui de la poésie surtout, qui imprègne son travail et sa vie (il est le compagnon de John Giorno à qui il a consacré l’exposition I love John Giorno, il y a quelques mois, toujours au Palais de Tokyo, cf https://larepubliquedelart.com/lamour-comme-une-oeuvre-dart/) et qui lui fait donner à ses pièces des titres d’une ineffable élégance.

Rondinone 2 C’est sous l’égide de ces différents thèmes, qu’il place l’exposition qu’il propose actuellement au Carré d’art de Nîmes, Becoming Soil (Devenir terre). L’idée de la nature et des éléments y domine, qui donne lieu à contemplation. L’exposition qui, comme toujours chez l’artiste est une œuvre d’art totale (la « Gesamtkunstwerk » wagnérienne, même si, cette fois elle n’a pas recours à la musique), est construite de manière assez systématique, par salles qui, chacune, regroupent un type d’œuvre particulier. Elle s’ouvre par un grand rectangle recouvert de terre sombre, cette terre qui est la matrice de notre univers et qui est à l’origine de toutes les créatures vivantes. A ses côtés, un vitrail en verre coloré est installé dans le mur et fait le lien avec le monde extérieur en laissant passer la lumière venue du dehors. Ce vitrail, qui ponctura avec des couleurs différentes la plupart des salles de l’exposition, est en fait une horloge faite pour marquer le temps, mais répondant au caractère non utilitaire caractéristique des œuvres de l’artiste, elle n’a pas d’aiguille et suggère bien qu’ici, ce temps, il faut l’oublier..

Rondinone 3Cette première salle matricielle ouvre sur une autre, qui évoque le ciel. Là, une nuée d’oiseaux (Primitive), modelés à la main en une journée dans de l’argile puis fondus en bronze, est éparpillée au sol, tandis que d’une machine, au plafond, tombent en silence et à un rythme très lent des morceaux de papier blanc qui font penser à de la neige. On passe alors dans une autre salle, constituée uniquement de grands paysages à l’encre de chine, qui évoquent le cycle des saisons et sont très proches de ces dessins « sur le sujet » avec lesquels les romantiques, surtout allemands, aimaient remplir leurs carnets (à la différence qu’ils font ici plus de deux mètres sur quatre). D’autres salles célèbreront des nuits étoilées (avec de grandes toiles réalisées à la peinture noire pulvérisée sur du sable) ou les nuages (avec des toiles bleues dont la découpe prend la forme de nuages). D’autres encore la terre et la mer (avec des sculptures de chevaux et de poissons  réalisées de la même manière que les oiseaux et qui peuvent respectivement faire penser aux grottes préhistoriques et à la première nourriture de l’homme, les poissons étant toutefois suspendus dans l’espace, comme pour en souligner la dimension spirituelle). Et  tout au long du parcours, Ugo Rondinone aura semé des indices, qui sont comme les pierres du petit Poucet et qui permettent de mieux intégrer son univers, là une serrure en bronze par laquelle passe un courant d’air frais, là un trou dans le mur duquel se dégage une odeur d’encens, là la trace de la main de l’artiste qui, à l’instar de Dieu, est le créateur de ce monde oscillant entre rêve et réalité.

On pourrait trouver l’exposition simpliste et trop évidente dans sa manière de découper et de présenter les choses. Pourtant, on est happé par tant de beauté. Car c’est à une expérience que nous convie l’artiste, une expérience dans laquelle il faut accepter de se laisser embarquer et qui procure, une fois qu’on s’y est immergé, tant de joie et de plénitude qu’on pourrait y rester des heures. Rondinone ne tergiverse pas, va à l’essentiel et fait preuve d’une économie de moyens qui est la marque des grands artistes. Son univers est poésie pure et, si on en doute encore, il suffit d’aller faire un tour à la librairie du musée où il a recommandé un certain nombre d’ouvrages. Là ce sont les noms de Paul Ceylan, d’Ingeborg Bachmann ou d’Edmond Jabès qui apparaissent…

 

-Ugo Rondinone, Becoming Soil, jusqu’au 18 septembre au Carré d’art, Musée d’art contemporain, Place de la Maison carrée, 30000 Nîmes (www.carreartmusee.com)

Images :Ugo Rondinone, Primitive, 2011-2012, bronze, installation de 59 oiseaux. Collection Maja Hoffmann/Fondation LUMA & Thank you Silence, 2005, bois, papier, grille en métal, moteur, 30 x 200 x 40 cm. Courtesy de l’artiste. Vue de l’exposition Thank you Silence au M Museum, Leuven 2013 ; fuenftermaizweitausendundelf, 2011, encre sur papier, cadre en bois, plaque de plexiglass, 272 x 427 cm. Courtesy de l’artiste et Galerie Eva Presenhuber, Zürich ; Blue White Blue Clock, 2013, vitrail, fil, diam. 50 cm. Courtesy de l’artiste et Galerie Eva Presenhuber, Zürich

 

BrotherusSi vous passez ou résidez dans la région, je ne saurais trop vous recommander, à Montpellier, les très belles expositions d’Elina Brotherus et de Barthélémy Toguo. Elina Brotherus, une artiste dont il a plusieurs fois été question dans ces colonnes (cf https://larepubliquedelart.com/la-boucle-est-bouclee/, entre autres) a investi le Pavillon Populaire, un ancien bâtiment reconverti en centre pour la photographie, avec plus de 160 photographies recouvrant l’ensemble de sa carrière et qui constituent une véritable rétrospective. Tantôt chronologique, tantôt mêlant les séries et les époques, l’exposition permet une approche globale du travail de cette magnifique artiste qui, elle non plus, ne triche et qui pour qui le rapport à la nature constitue aussi un élément essentiel. Quant à Bartélémy Toguo, il a pris possession de l’ancienne église Sainte-Anne pour installer sa délicate et sensible exposition qui fait référence aux drames que connaissent les pays africains aujourd’hui. (Elina Brotherus, La Lumière venue du Nord, jusqu’au 25 septembre au Pavillon Populaire ;  Bartélémy Toguo, Déluge, jusqu’au 6 octobre au Carré Sainte-Anne, image: Elina Brotherus, Marcello’s Theme 2014, Carpe Fucking Diem series, Pigment print mounted on aluminium, framed, 90 x 135 cm ; 92,5 x 137,5 x 3 cm framed, Edition 6 (+ 2 A.P.) Courtesy the artist and gb agency, Paris).

 

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commentaires

2 Réponses pour Ugo Rondinone, au coeur des éléments

Bonjour,
j’ai vu l’exposition Rondinone à Nîmes et je suis en fait assez loin de votre appréciation. Rondinone est un artiste intéressant mais j’ai eu le sentiment que l’exposition échouait à rejoindre les intentions affichées par l’artiste.
Je me permets de vous adresser le lien vers l’article que j’ai écrit à ce sujet : https://tmblr.co/ZgA9og2A4aEBG
Merci pour votre travail sur ce blog que je consulte régulièrement.

MC dit :

Critique équilibrée de Stephane Pelltier avec un joli Lapsus: Ego Rondinone. On peut penser qu’il en dit long

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