Watteau, Edi Dubien et la question du genre
Au Louvre, dans une petite salle au premier étage où l’on accède non sans difficulté, se tient une exposition passionnante, qui a pour titre Revoir Watteau. Pourquoi « Revoir Watteau » ? Parce que Pierrot dit le Gilles, qui est une des toiles les plus célèbres du musée, vient d’être restauré et qu’à l’occasion de cette restauration, certains détails sont réapparus, dont un essentiel, qui est un autoportrait du peintre lui-même que l’on ne discernait plus dans les feuillages et sous le vernis. C’est sous l’aspect du personnage de Crispin, un personnage du théâtre de foire du XVIIIe siècle sous les traits duquel il s’était plusieurs fois dessiné, qu’il apparaît et l’occasion est donc donner de monter une exposition autour du « Gilles » restauré mais aussi des rapports de Watteau avec le théâtre.
Car l’auteur de L’Embarquement pour Cythère a beaucoup représenté de scènes de théâtre, il s’est en particulier ingénié à peindre les personnages traditionnels de la Comédie italienne, qui entrèrent vite en concurrence avec ceux de la Comédie française. Et le Gilles est un de ceux-là, puisqu’il est directement inspiré de Pierrot, un des personnages comiques les plus célèbres de l’époque. Mais la toile reste mystérieuse. On n’en trouve aucune trace dans les archives du XVIIIe siècle et ce n’est qu’en 1826 qu’il en est fait mention comme faisant partie de la collection privée de Vivant Denon, le premier directeur du Louvre. A tel point que son attribution à Watteau a longtemps été contestée. D’autant que le format, à l’échelle 1, que l’on imaginait peint pour une enseigne de boutique, ne correspond guère aux autres tableaux du maître. Mais la qualité de sa facture et la position très droite du personnage principal, que l’on retrouve dans plusieurs de ses autres œuvres, ont fini par persuader les experts que le tableau était bien de lui.
Tout cela est raconté dans l’exposition du Louvre. On voit les toiles de Watteau qui évoquent cet univers du théâtre, mais aussi celles de Claude Gillot, avec qui le peintre a collaboré lors de son arrivée à Paris, et celles des autres artistes qui ont été ses proches, comme Pater ou Nicolas Lancret. Plus tard, le personnage de Pierrot a pris les traits de Debureau, le célèbre mime immortalisé à l’écran par Jean-Louis Barrault dans Les Enfants du Paradis (un extrait du film est projeté dans l’exposition). Et Nadar l’a photographié, comme Cecil Beaton a photographié Greta Garbo qui a endossé son costume. Enfin les artistes du XXe siècle s’en sont emparés : Picasso, dans la représentation de son fils Paul, mais aussi Juan Gris, Derain, Rouault et même Jean-Michel Alberola.
Tous ces aspects passionnants sont donc abordés dans l’exposition du Louvre. Sauf un, qui l’est, il est vrai, dans le catalogue. C’est la question du genre. Car une des autres caractéristiques de ce tableaux à tiroirs est l’androgynie du personnage principal. On ne sait pas vraiment si c’est un homme ou une femme, il n’a pas les attributs du sexe masculin, la pilosité ni le regard conquérant. Il est juste là face au spectateur, statique, comme indifférent ou comme un clown d’Ugo Rondinone qui refuse sa fonction (un autre tableau de Watteau s’intitule d’ailleurs L’Indifférent). A tel point que certains ont pu y voir une image de l’homosexualité ou en tous cas d’un individu queer, non binaire. C’est peut-être une extrapolation, mais c’est aussi une des interrogations de cette toile qui n’en finit pas d’en soulever.
La question du genre est au cœur de l’exposition qu’Edi Dubien présente au Musée de la Chasse et de la Nature, sous le titre S’éclairer sans fin. Ce très bel artiste, dont il a déjà été plusieurs fois question dans ces colonnes (cf, par exemple, Sexe, tendresse et autres fébrilités – La République de l’Art), ne fait pas mystère de sa transition et elle était le sujet même de ses premiers dessins, souvent douloureux, pleins de larmes et de mélancolie, où l’on sentait beaucoup de solitude. Mais le temps a passé, les blessures semblent s’être apaisées et c’est déjà le sentiment que l’on avait eu lors de sa dernière exposition chez soin galeriste, Alain Gutharc.
Il se confirme dans l’actuelle exposition qui investit tous les espaces du Musée de la Chasse (avec une salle spécifique au rez-de-chaussée). Pour l’occasion, Edi Dubien a réalisé un nombre considérable de dessins, mais aussi de sculptures, de céramiques, de peintures. Car l’artiste est très prolifique et il aborde tous les supports avec le même bonheur. Et dans ce musée consacré à la nature, il trouve naturellement sa place avec des œuvres qui parlent du rapport à l’animal, de la complicité avec les éléments, d’une sorte de réconciliation avec des forces que l’on croyait antagonistes, non sans parfois une ironique subversion. Edi Dubien connait bien la campagne, il y vit et semble y avoir trouvé une forme de paix et d’harmonie. C’est beau, touchant, parfois un peu répétitif, mais fait avec tant de tendresse et de poésie qu’on ne peut qu’avoir envie de faire partie aussi, à la fin, de cette ménagerie.
–Revoir Watteau, jusqu’au 3 février au Musée du Louvre (www.louvre.fr)
-Edi Dubien, S’éclairer sans fin, jusqu’au 4 au Musée de la Chasse et de la Nature, 62 rue des Archives 75003 (www.chassenature.org)
Images : Watteau, Pierrot dit le Gilles, après restauration © RMN Grand Palais (Musée du Louvre) Mathieu Rabeau ; Edi Dubien, Sans titre, 2024, 75 x 110 cm, Aquarelle et crayon sur papier © Edi Dubien, ADAGP, Paris, 2024 / Photo : ©Aurélien Mole ; Sans titre, 2024, 65 x 50 cm, Aquarelle et crayon sur papier © Edi Dubien, ADAGP, Paris, 2024 / Photo : ©Aurélien Mole
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