de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Ali Cherri, Jean-Charles de Quillacq: la tête et les jambes

Ali Cherri, Jean-Charles de Quillacq: la tête et les jambes

« Envisagement », ce mot peu usité signifie autant le fait d’envisager, de prendre en considération que celui de penser, d’examiner un visage. Et c’est cette double signification qui est à l’œuvre dans l’exposition éponyme que présente actuellement la Fondation Giacometti, qui fait dialoguer l’artiste contemporain Ali Cherri, un habitué de ces colonnes (cf, par exemple, Ali Cherri ensorcelle « Le Barrage » – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)), et l’auteur de L’Homme qui marche. Invité, comme avant lui Douglas Gordon ou Rebecca Warren, à répondre à l’œuvre du grand Maître, Ali Cherri avait d’abord pensé mettre l’accent sur le lien à l’archéologie, Giacometti étant fasciné par celle-ci (en particulier la Mésopotamie) et ayant souvent reproduit des œuvres de cette période et l’artiste libanais en ayant fait le socle de sa pratique. Mais en travaillant à l’Institut et surtout en ayant accès à toutes les archives, il s’est rendu compte qu’un lien plus profond encore les unissait, qui était celui de la tête, Giacometti étant revenu en milieu de carrière vers la figure humaine – ce que ne lui pardonnèrent pas les Surréalistes -, alors que lui conçoit toujours ses sculptures hybrides à partir d’une tête.

La tête, oui, mais quelle tête ? Dans un entretien avec Romain Perrin, le commissaire de l’exposition, Ali Cherri dit que les œuvres qu’il a sélectionnées sont celles où la tête devient visage. Et il précise : « La question du visage est centrale dans mon travail sculptural, mais également dans beaucoup de mes films, car le cinéma, c’est aussi regarder un visage. Je m’intéresse à la façon dont un visage se dévoile, mais surtout comment il se lit. Ce n’est pas juste une forme, un nez, deux yeux, des oreilles, ça va au-delà. On peut le déchiffrer. Il nous raconte autre chose. (…) Giacometti travaille à partir de modèles et même si ceux-ci ne sont pas très nombreux, leurs têtes, qu’il reproduisait dans ses sculptures, partaient du particulier, d’un individu ; à force de dessiner et de redessiner ces mêmes têtes, il arrivait à aller plus loin et pouvait atteindre quelque chose d’universel. (…) Par le singulier, il atteint l’universel. Je voulais donc travailler ce passage de la tête « générique » au visage « singulier ».

Pour ce faire, il installe principalement deux tables qui font face au spectateur sur lesquelles il dispose, au centre, des têtes, en bois ou en plâtre de Giacometti et, tout autour, des têtes qu’il a réalisées spécialement pour l’exposition. Certaines, en terre, d’une simplicité cycladique, sont en lien direct avec la créature que façonne le héros de son film, Le Barrage. D’autres, en pierre, assemblées à un corps d’une autre nature, témoigne de cette rupture et de cette violence que l’artiste a connu lors de son adolescence au Liban et dont il cherche à faire le deuil. D’autres encore mettent en avant les yeux, le regard, cet élément si important dans le travail d’Ali Cherri et qui traverse toute son œuvre. D’autres enfin font directement (et non sans humour) référence à Giacometti, comme cette « Tête qui marche ». Et parfois, on ne sait plus trop qui a fait quoi, les œuvres se confondent ou se répondent, comme ce magnifique « Arbre de vie » qui est une réplique en bronze d’un bas-relief du palais de Sargon II, à Khorsabad, conservé au Louvre, avec les reliefs des portes que Giacometti a réalisées pour le tombeau de l’homme d’affaires américain Kaufmann.

Ce qui est beau dans cette exposition, c’est qu’elle reste mystérieuse, qu’elle pose davantage de questions qu’elle n’apporte de réponses. « Qu’est-ce qu’une tête ? », « Qu’est-ce qu’un visage ? », « Qu’est-ce qu’un personnage ? » A ces interrogations, Ali Cherri apporte peut-être un début d’explications dans une vidéo qu’il a réalisée à la toute fin de la préparation, Retrouver la face, qu’il projette sur un miroir, à la manière de Cocteau, et qui fait se superposer des œuvres de Giacometti et des siennes avec des extraits de films de cinéma mettant en scène la question de l’identité, comme L’Homme sans visage de Franju ou le fameux Blow Job de Warhol. Tout ce qui guide, au fond, le travail de l’artiste – et en particulier la question de l’artefact, du passage d’une réalité à une autre – s’y trouve condensé. Au même titre que les polaroids volontairement floues qu’il a prises des œuvres de Giacometti dormant dans les réserves et qu’il montre dans une vitrine. Dans l’entretien cité plus haut, il précise : « Pour résumer, tout mon travail est un moyen d’apprivoiser cette idée que l’on va mourir. » L’exposition ne dit pas le contraire.

Vues de côté ou par derrière, certaines des sculptures en plâtre évidé de Jean-Charles de Quillacq qui sont actuellement présentées chez Marcelle Alix pourraient faire penser à des œuvres de Giacometti. Mais en les regardant de face, on voit que c’est un moulage réaliste de sexe masculin que les jambes filiformes portent. On pourrait appeler cela « Le Sexe qui marche ». Et ce titre (à l’époque de la libération du porno, dans les années 70, il y eut aussi « Le Sexe qui parle ») pourrait s’appliquer à l’ensemble de l’exposition. Car c’est bien de désir dont il est question ici, de désir et corps, de substance, de liquide, de tout ce qu’on ne montre pas, mais qui constitue la matière même de l’existence humaine. Et en particulier de ce corps mou, la morbidezza, ce style italien de la Renaissance qu’il a à coeur d’interroger puisqu’il est actuellement pensionnaire à la Villa Médicis de Rome, et qui synonyme d’abandon et de volupté. Dans un des collages, d’ailleurs, montré dans le sous-sol de la galerie, on voit un corps d’homme, de dos, et, dessous, la reproduction d’un dessin de l’artiste américain Seth Price qui représente un personnage en train de manger goulûment des spaghettis. Métaphore, bien sûr, d’un appétit sexuel quasiment insatiable, mais aussi symbole d’une surproduction vers laquelle l’artiste aimerait, en vain, tendre et qui justifie le vrai titre de l’exposition : Les Poulains deviennent des chevaux.

Cette dernière nous semble plus libre, plus limpide, plus immédiate que celle présentée dans cette même galerie en 2020 (cf La force du geste – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)). Bien sûr, Jean-Charles de Quillacq y évoque les mêmes sujets et y met autant sa libido en scène. Mais il le fait avec moins de détours, y a recours à moins d’artifices et de fétichisation pour y parvenir. Une vidéo, par exemple, située au cœur de l’exposition et qui passe d’un écran à un autre, comme pour être scrutée sous tous les angles, le montre dans son atelier, à la manière de Bruce Nauman, en train de se livrer à ses activités favorites (pisser, baiser, dormir, faire circuler l’ensemble des fluides). C’est une économie qu’il met en place et qui est montrée là de manière presque documentaire, sans filtre, au point qu’elle pourrait même révéler les secrets de fabrication. Seul élément de distanciation : le masque en silicone que lui et son partenaire portent et qui est le même, renvoyant à une idée de double, une sorte de narcissisme masturbatoire. L’exposition de 2020, d’ailleurs, s’appelait Autofonction et on voit bien à quel point l’art de l’artiste, hautement érotique, s’autonourrit, se cite en permanence, comme s’il constituait un écosystème suffisant. Dans les collages déjà évoqués, et qui s’articulent autour d’un aquarium au fond duquel stagne un liquide de produit vaisselle qui imprègne le tout, on voit des images de ses anciennes sculptures en lien avec des pages de magazines pornos blanchis à l’acétone. C’est dire si le plaisir est intense et s’il passe d’une oeuvre à une autre. Mais, cette fois, il est aussi communicatif.

-Ali Cherri/Alberto Giacometti, Envisagement, jusqu’au 24 mars à l’Institut Giacometti, 5 rue Victor Schoelcher, 75014 Paris (www.institut-giacometti.fr). Catalogue co-édité par la Fondation Giacometti et FAGE éditions, Lyon, 112 pages, 75 illustrations, 24€.

-Jean-Charles de Quillacq, Les Poulains deviennent des chevaux, jusqu’au 9 mars à la galerie Marcelle Alix, 4 rue Jouye-Rouve 75020 Paris (www.marcellealix.com)

Images : Ali Cherri Tête en terre, 2023 Bois, acier, sable, argile, pigments. 42 × 21 × 19 cm Collection de l’artiste © Ali Cherri ; vue de l’exposition Envisagement, avec Grande Femme (1958) de Giacometti et Tree of life (2023) d’Ali Cheri, Photo Fondation Giacometti, ; Jean-Charles de Quillacq, Cher Dimwit , 2023, Acrylic proof from a cast by Martin Laborde, (2013) 106 x 48 cm, unique ; Noodles, 2023 La série marron papier, acétone, colle en bombe 3M Display Mount, scotch, Filmoplast p, encre de chine 27,2 x 41,5 cm, unique, Exhibition views ‘Les poulains deviennent des chevaux’, 2024. Photo : Aurélien Mole, Marcelle Alix, Paris

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