de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Artistes d’artistes

Artistes d’artistes

Il est des artistes qui ne sont pas toujours très connus du grand public, mais qui ont une influence considérable sur les autres artistes de leur génération ou sur les artistes des générations suivantes. Ce sont des artistes souvent à part, dont l’œuvre elle-même est insaisissable et qui, par leur vie ou leur comportement, n’en facilitent pas la compréhension. Et bon nombre d’entre eux sont morts jeunes, soit fauchés par des maladies liées aux drogues ou aux excès, soit parce qu’ils en ont décidés ainsi. Ce sont ce qu’on appelle les « artistes d’artistes » et l’actualité en met deux sur le devant de la scène : Guy de Cointet, objet d’une biographie qui vient de paraître chez Flammarion, et Philippe Vandenberg, à qui une exposition est consacrée à la Maison Rouge.

Guy de Cointet, né en 1934, était fils de militaire. Après des études aux Beaux-Arts de Nancy, il exerce la profession de graphiste, en particulier auprès d’Albert Hollenstein, le typographe suisse qui introduisit la police de caractères Helvetica en France et inventa lui-même la police Brasilia. En 63, suite à un voyage à Berne sur les traces de Paul Klee, il décide de se consacrer entièrement à ses recherches artistiques. Deux ans plus tard, il suit un ami d’enfance à New York où il fréquente brièvement la Factory d’Andy Warhol et devient surtout l’assistant du sculpteur minimaliste Larry Bell, qui l’entraîne avec lui à Los Angeles. Ils travaillent ensemble jusqu’en 1973, date à laquelle Larry Bell quitte la Californie pour le Nouveau Mexique. Dès lors, Guy de Cointet se retrouve seul, dans une ville où il connaît peu de monde, parlant une langue qu’il ne maîtrise pas toujours très bien et commence à produire une œuvre aussi séduisante qu’énigmatique.

Cette œuvre, justement, se divise essentiellement en deux pôles apparemment antinomiques : les dessins et les performances. Les performances, Guy de Cointet en organisera de nombreuses, dont certaines seront même reprises en France, en particulier au Théâtre Récamier, alors dirigé par Antoine Bourseiller, ou au Théâtre du Rond-Point, avec Fabrice Luchini et Sabine Haudepin comme interprètes (De toutes les couleurs, 1982). Elles sont composées d’écrits originaux de l’artiste, de pastiches et de textes d’emprunt qui, comme l’écrit Frédéric Paul, le responsable éditorial du livre, « donnent la réplique à des accessoires scéniques dont les plus significatifs sont des succédanés de livres, de meubles, de tableaux abstraits ou de sculptures portatives ». « Entre jouets et matériel de laboratoire en sciences cognitives, poursuit-il, il est difficile de ne pas voir dans ces éléments de décor et ces objets manipulés par les comédiens une parodie de la production minimaliste qui triomphe alors à New York et fait le vide autour d’elle. Le minimalisme exige silence, espace et un certain recueillement. En Californie, la décontraction s’impose, au contraire. »

A l’exubérance, l’humour et l’accessibilité des performances répondent le sérieux, la concentration et le caractère presque ésotérique des dessins. Se souvenant de son passé de graphiste, Guy de Cointet commence par aligner des chiffres sous la forme d’opérations qui ont la particularité de donner pour résultat une série de chiffres identiques (111111, 555555, etc). Ou à écrire des mots ou des bribes de phrases qui se lisent à l’envers et qui semblent cryptés. Plus tard, il y aura des dessins dont la géométrie évoque Sol Le Witt. Ou de délicats crayons de couleur qui ont des titres de romans de gare (Noyé dans les marécages, Le Dr Johnson tousse, etc). La production de dessins est abondante, que ce soit sur des feuilles libres ou dans des carnets, mais même si on parvient à déchiffrer les textes qui les recouvrent (parfois en langue inventée) ou à en reconnaître certains éléments, le sens profond nous en échappe. « Bien sûr, il y a des choses qu’il vaut mieux savoir, dit encore Frédéric Paul. Sans quoi la vie de tous les jours devient inextricable. Mais il faut aussi accepter de ne pas comprendre. Il faut tendre vers la connaissance sans s’arrêter au savoir. Cette quête de connaissance désintéressée est le chantier de toute recherche artistique. Certains y voient la marque du sublime. »

En 1983, Guy de Cointet meurt prématurément, laissant derrière lui une ouvre qui n’a rien livré de son mystère. Depuis, artistes et chercheurs ne cessent de se pencher sur ce travail qui comporte aussi un journal, ACRCIT, qui a été publié à compte d’auteur et placé dans les distributeurs de journaux gratuits de la ville et qui est une sorte de codex à partir duquel se créera une bonne partie des œuvres qui suivront. Il est d’ailleurs reproduit intégralement dans l’imposante monographie que Flammarion consacre aujourd’hui à l’artiste, qui rassemble pour la première fois 300 de ses œuvres (dessins, carnets et expériences filmiques confondus). Conçue comme un livre-objet, avec un graphisme original, et riche aussi de photos des performances, elle constitue à ce jour la somme la plus complète disponible sur cet artiste qui est incontestablement un des plus singuliers de son époque.

3.Philippe Vandenberg, Kill them all, 2005-2008Encore plus abondante est l’œuvre de Philippe Vandenberg, né en 1952 à Gand, et qui, elle, a connu une forme de reconnaissance du vivant de l’artiste (même si elle a été très peu montrée en France). Car lorsqu’il commence la peinture, après des études de lettres et de philosophie (et surtout après avoir découvert Le Portement de la Croix de Jérôme Bosch au musée de sa ville et Rembrandt à Amsterdam), le jeune Philippe Vandenberg connait un certain succès avec son style figuratif virtuose qu’il met en particulier au service du nu féminin, un de ses thèmes de prédilection. Une série de toiles, les Etudes pour Crucifixion (encore l’influence de Bosch), lui permettent même de participer au prestigieux Prix de la jeune Peinture Belge et, à la fin des années 80, il est un des artistes les plus admirés de son pays, exposant et vendant dans le monde entier.

Mais il ne se satisfait pas cette gloire naissante. 1989 et la chute du Mur marquent la rupture. Désormais, il va adopter une posture critique et faire rentrer dans ses toiles la violence de l’histoire, n’hésitant à ajouter des croix gammées, des dollars ou des portraits d’Arafat à son vocabulaire pictural. Devant tant de virulence, la presse se détourne, les collectionneurs le lâchent et son nom est même rayé de la liste des artistes invités à la Documenta IX, pourtant organisée par son ami le critique Jan Houet, qui vient d’ailleurs juste de disparaître. En 2006 est présentée au Musée Rimbaud de Charleville-Mezières une exposition intitulée : « L’important, c’est le Kamikaze » et qui résume bien, dès lors, la démarche de Philippe Vandenberg. Car il y a du punk en lui et la rage de détruire tout ce qui a été précédemment son travail. Une soif de destruction qui forme un étonnant cocktail avec son immense culture classique et son goût pour les grands maîtres. Une volonté de désastre qui lui fait explorer les zones les plus noires de l’âme humaine, à l’instar de Sade, d’Artaud ou de Bataille, en littérature, et du Greco et de Goya en peinture. Mais qui aura aussi raison de sa vie, puisqu’en 2009, il se suicide, à l’âge de 57 ans.

L’exposition présentée actuellement à la Maison rouge, Il me faut tout oublier, a été conçue par la sculptrice Berlinde de Bruyckere, qui a représenté la Belgique lors de la dernière Biennale de Venise, et qui a fait un choix de tableaux et de dessins (parmi les 30 000 laissés par l’artiste) qu’elle confronte à ses propres et magnifiques œuvres. Elle est représentative de cette dernière période de la vie de Philippe Vandenberg. On y voit des toiles où dominent l’horreur et la violence, des dessins où l’érotisme s’affiche sous la forme de viols et de tortures, des aquarelles qui renvoient aux contes de fée les plus effrayants de notre enfance. Et cette incroyable salle où l’artiste a écrit rageusement sur des feuilles de papier, en français et en anglais : « il me faut tout oublier ». C’est dur, noir, choquant et pourtant bouleversant. Car sous cette sauvagerie perce une tendresse, une soif d’amour et de vérité, une volonté de déplacer les cadres et les conventions ; et de ce chaos émerge une question, éternelle et obsédante : celle de peinture et de son renouvellement. Dans La Solitude du nègre, une sorte de long texte poème écrit en 2003 et dans lequel il livre à vif ses brûlures et ses plaies, ne confiait-il pas :

« Après Ingres, le nu, la chair, c’est devenu de la foutaise.

Après Soutine, le paysage, la boue : de l’emmerde.

Travailler, c’est faire des hypothèses (c’est là que la tête rejoint les nerfs)

et reconnaître coup sur coup qu’on s’est trompé. La lucidité, c’est

justement savoir que dans le drame de l’existence, donc de la peinture,

on ne naît et ne renaît que de ses propres manifestations. La voilà, la

solitude. La solitude du nègre. »

Guy de Cointet, par Frédéric Paul, Editions Flammarion, 272 pages, 50 €

Il me faut tout oublier, Berlinde de Bruyckere et Philippe Vandenberg, jusqu’au 11 mai à la Maison Rouge, 10 boulevard de la Bastille, 75012 Paris (www.lamaisonrouge.org)

Images : Guy de Cointet, My Husband left me, v. 1978, crayon de couleur et crayon sur papier Arches, 63 x 101,07 cm, photo : Marc Domage, Courtesy Succession Guy de Cointet et Air de Paris ; ©Philippe Vandenberg, Kill them all, 2005-2008

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