de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Carol Rama, la scandaleuse

Carol Rama, la scandaleuse

Dans un précédent billet, je vous parlais d’Ethel Adnan, cette artiste-écrivain de 90 ans qui expose depuis les années 60, mais dont le travail n’a été véritablement reconnu que récemment (cf http://larepubliquedelart.com/le-savoir-faire-et-le-coeur/). Une autre artiste exposée actuellement à Paris aura aussi attendu un âge avancé  avant de trouver la reconnaissance internationale : Carol Rama. Il faut dire que l’Italienne, aujourd’hui âgée de 97 ans, aura produit une œuvre inclassable, hors de toutes les écoles et de tous les mouvements, même si elle en a côtoyé certains, et qui aura heurté par sa brutalité, sa crudité, son goût affirmé pour la sexualité. Figure excentrique et scandaleuse, avec toujours une tresse ceinte autour de la tête, elle a fréquenté de nombreux artistes et intellectuels, parmi lesquels les poètes Edoardo Sanguinetti et Pier Paolo Pasolini, Man Ray, Andy Warhol et même Picasso qui lui a dit : « Je vous ai rencontrée trop tard ! », mais est toujours restée à l’écart, sans se décourager jamais et en construisant une œuvre en constante évolution. Elle a reçu un Lion d’Or lors de la 50e Biennale de Venise, en 2003.

6. L'Isola degli Occhi, 1967Carol Rama est née en 1918, à Turin, où elle vit toujours, dans une famille bourgeoise catholique. Son père était à la tête d’une fabrique de vélos, sa mère travaillait dans la confection de la fourrure et son oncle était podo-orthésiste, ce qui explique, dans son travail, le choix de certains thèmes et de certains matériaux, même si l’œuvre ne peut se réduire à des éléments biographiques. Car à l’instar d’une Louise Bourgeois, à qui on ne peut s’empêcher de la comparer, elle a connu dans son enfance des traumatismes graves (sa mère a été internée, son père a fini par se suicider) et on imagine facilement le poids que pouvait faire peser sur elle la morale catholique italienne. Autodidacte, elle s’en dégage rapidement en dessinant dès son plus jeune âge des corps fortement sexués, où les organes génitaux et les fluides sont mis en avant, où les membres sont disloqués, où l’obscène ne craint pas de se montrer (en 1944, à l’âge de  26 ans, elle ose même une toile intitulée « Masturbazione » et qui représente, de fait, une femme en train de se masturber). Mais dans l’Italie fasciste, où règne le culte du mâle et où le corps ne peut être que sculptural et désirable, ses œuvres font scandale et sa première exposition, en 1945 à Turin, est censurée pour obscénité.

C’est peut-être pour échapper à la censure qu’elle adhère, dans les années 50, au Mouvement pour l’Art Concret (MAC), autour de son ami Gillo Dorfles qui est à la fois peintre et philosophe. Là, elle abandonne la figuration pour une géométrie censée bannir tout caractère personnel, mais ses losanges et ses rectangles ne peuvent s’empêcher d’évoquer un mouvement organique, qui garde un lien avec les pulsions du corps. Dix ans plus tard, dans une série intitulée « Bricolage », qui se situe entre l’abstraction et la figuration, Carol Rama intègre des objets (yeux de verre, fourrure, dents, griffes) à ses toiles, sur le modèle des « Combine paintings » de Rauschenberg , et en faisant souvent référence aux évènements politiques de l’époque (des yeux qu’on regarde autant qu’ils nous voient). Puis c’est le caoutchouc qui l’inspire, un caoutchouc qu’elle prélève de pneus ou de chambres à air de vélos provenant de l’usine de son père, et qu’elle utilise comme une peau et un matériau pour en faire des œuvres à la fois fétichistes SM et proche de l’Arte povera ou d’un certain minimalisme américain (Anne Dressen, la commissaire de l’exposition, parle de « povera queer »). Enfin sa dernière grande série, La Mucca pazza (La Vache folle), dans les années 90, revient à la figuration et utilise l’épidémie pour dénoncer la catastrophe écologique, mais aussi faire l’apologie de visions hautement érotiques.

12 1L’exposition présentée au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, qui a déjà été montrée à Barcelone, avant d’aller à Dublin et Turin, propose un parcours mi chronologique mi thématique, autour de l’idée d’une « anatomie fragmentée » qui correspond bien au travail de l’artiste. On y voit aussi des images de l’appartement qu’elle occupait et dans lequel elle travaillait et qui est à l’opposé de l’image que l’on se fait habituellement d’un atelier, c’est-à-dire nullement clair et ouvert, mais au contraire refermé, sombre et rempli d’objets étranges et surréalistes, comme des formes de chaussures, des sculptures phalliques ou des reliques en tous genres. Et à côté des œuvres sont affichés des extraits d’entretiens que Carol Rama a pu donner tout au long de sa carrière et dans lesquels elle déclare, par exemple (je cite de mémoire), que, de toutes les formes, « la queue est celle qu’elle préfère, parce que c’est aussi celle qui lui a donné le plus de plaisir » ou que, si elle a dessiné de nombreuses pissotières, « c’est parce qu’elle aimait trainer autour pour voir s’il y avait de jolis garçons ».

C’est donc tout le travail de cette artiste sulfureuse qui est donné à voir ici, un des plus singuliers du XXe siècle, comme celui de Marcel Broodthaers, dont il vient d’être question dans ces colonnes (cf http://larepubliquedelart.com/marcel-broodthaers-exposer-cest-creer/). Un travail aussi qui pourrait faire penser à Bataille et à Klossowski, mais qui est d’autant plus fort et dérangeant qu’il est le fait d’une femme. Et c’est d’ailleurs ce qui lui donne encore sa radicalité aujourd’hui et incite à une relecture de l’histoire de l’art moderne et contemporain à travers le regard féminin (il faut voir aussi comment, à l’instar d’une Niki de Saint-Phalle ou d’une Annette Messager, elle utilise le textile et en particulier les robes de mariées qu’elle orne d’attributs sexuels). Un travail enfin d’une grande cohérence et d’une grande continuité, malgré les différentes formes qu’il a prises et malgré son chemin solitaire au milieu des mouvements de l’époque. Toute sa vie, Carol Rama est restée fidèle à son credo : « Je n’ai pas eu besoin de modèle pour ma peinture, le sens du péché est mon maître. »

La Passion selon Carol Rama, jusqu’au 12 juillet au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 11 avenue du Président Wilson 75116 Paris (www.mam.paris.fr)

A noter que, parallèlement, se tient, au même musée, une exposition du grand peintre allemand Markus Lüpertz, qui fut un temps le compagnon de route de A.R. Penck et de Baselitz. Lors de la visite de presse, une journaliste demanda à l’artiste quelles étaient ses relations aujourd’hui avec ce dernier. Lüpertz, habillé avec l’élégance d’un dandy du XIXe siècle, déclara, non sans ironie : « Baselitz est le plus grand peintre vivant aujourd’hui, mais le génie, c’est moi ! »

 

Images : Carol Rama, Appassionata, 1943, collection privée, Turin © Photo Roberto Goffi, Turin © Archivio Carol Rama, Torino ; L’Isola degli occhi, 1967, collection privée © Gabriele Gaidano © Archivio Carol Rama, Torino ; La Mucca pazza, collection privée, Turin © Dario Tettamanzi © Archivio Carol Rama, Torino.

Cette entrée a été publiée dans Expositions.

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commentaires

6 Réponses pour Carol Rama, la scandaleuse

ueda dit :

Question de point de vue. Personnellement je trouve que Carol Rama est nulle à chier.

Versus dit :

 » et on imagine facilement le poids que pouvait faire peser sur elle la morale catholique italienne  »
Je crois que vous comprenez mal cette artiste et la force de transgression sexuelle causée justement par sa filiation catholique.
Ne citez-vous pas vous-même dans cet article une phrase lourde de sens :  » le sens du péché est mon maître. » dit-elle.
C’est une Paulina 1880 à la Pierre Jean Jouve dans toute sa complexité et la réduire à un genre (l’opprimée catholique) dans toute sa platitude sociologique contemporaine me semble un contre-sens.
La catholicité est ce qui a justement fait surgir ce monde esthétique réactif hors du commun.
Comme ces productions et pratiques d’ art brut ou singulier qui s’ inscrivent contre leur propre asservissement mental ou social.
Ces bites extatiques sans fadaise et tous les fantasmes qui vont avec.
Il s’ agit d’ un univers  » contre » comme celui d’ un Henri Michaux mais selon des modalités très différentes.
J’ irai voir cette exposition bien intrigante.
Merci pour l’ information.

Je n’ai jamais dit que Carol Rama était une « opprimée » de la morale catholique ou alors je me suis mal fait comprendre. Ce que l’on sait, c’est que sa famille était très catholique et que, de fait, elle a du subir le joug d’une morale très puissante. Mais vous avez raison de souligner que, loin de la paralyser, cette morale a du au contraire la stimuler en l’incitant à la transgresser, à la détourner, à aller contre (réaction commune à pas mal d’artistes ayant vécu dans des milieux très catholiques d’ailleurs). On est là plutôt du côté de Bunuel ou de Bataille, même si l’artiste prétend n’avoir découvert ce dernier que tardivement. D’une certaine manière, pendant une grande partie de son existence, Carol Rama aura endossé, non sans jouissance, un rôle de « sorcière ».

al manou dit :

autant je fus déçu par l’expo Ethel Adnan (je me suis bien ennuyé à vrai dire…) autant je vais courir au MAM, non seulement pour Lupertz (j’avais été très positivement impressionné par son travail exposé à la galerie Lelong récemment) mais aussi pour voir le travail de cette artiste que je ne connais pas et qui, je n’en doute pas vu votre critique, va m’interpeller….

georges dit :

Madame, Monsieur
J’ai appris par internet le décés de cette grande artiste itlienne Carol RAMA que je ne connaissais point.
J’ai lu avec intérêt l’article la concernant et ses oeuvres basées sur le péché, la femme, l’homme, sur la féminité corporelle de la femme et sur les attributs masculins pour donner du plaisir aux femmes dans l’intimité.
En une phrase cette grande dame aimait le sexe dans le péché et je rejoins son raisonnement à sa rebellion puritaine de la sexualité.
Georges

Exposition de Carol Rama vue à Dublin. Sublime accrochage entre ombre et lumière, entre intimité et exhibition, entre abstraction et figuration extatique. Les commentaires lus çi-dessus sur l’entrave catholique à toute jouissance du (des) corps ne doit pas masquer par sa caricature l’extraordinaire  » écriture » de Carol Rama, son appropriation d’un univers
d’où l’identité féminine (que je m’autorise à citer, moi, masculin !) devient un paysage complexe, poétique, sensuel, provocateur et génialement perturbant. Les dessins sont une audace graphique jouissive.

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