de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Collection, quand tu nous tiens

Collection, quand tu nous tiens

Pendant  longtemps, les collections privées sont restées à l’abri du regard dans les lieux fermés qui les abritaient, faisant la joie égoïste de leur heureux propriétaire ou celle d’intimes, qui pouvaient y avoir accès (mais sans que cela s’ébruite trop ; en France, il n’est pas de bon ton d’étaler ses richesses). Puis on a commencé à les montrer. L’exposition Passions privées, en particulier, programmée en 1995 au Musée d’art moderne de la ville de Paris, a permis de découvrir avec stupéfaction les trésors que certains collectionneurs gardaient jalousement chez eux. Et maintenant que les budgets des musées ont drastiquement baissé, on ne compte plus le nombre de collectionneurs qui ouvrent leur propre fondation (certains, comme Steve Rosenblum, le fondateur de Pixmania, et son épouse Chira, n’hésitant pas à créer leur espace après cinq ans seulement de collection !). En Asie, certains industriels ou magnats de l’immobilier ont désormais plus d’argent à investir en quelques achats sur une foire que les musées européens au cours d’une année entière. Et ceux-ci sont souvent ravis de compléter leur programmation en ouvrant leur porte aux privés.

C’est ainsi que le Nouveau Musée National de Monaco présente Poïpoï, une exposition consacrée à la collection d’un couple monégasque, F et J Merino (le musée s’employant à ne donner que les initiales des prénoms, on respectera cette volonté, même s’il n’est pas difficile de les compléter). F et J Merino ont commencé à collectionner dans les années 60, en fréquentant les artistes de l’école de Nice, en particulier Ben et Arman. Grâce à Ben, ils ont fait la connaissance de Fluxus et des artistes (Robert Filliou, George Brecht) qui ont élu domicile à Villefranche-sur-Mer où ils ont ouvert une sorte de galerie ouverte aux seules heures qui leur convenaient, La Cédille qui sourit. Autour d’eux, ce sont aussi les figures d’Erik Dietman et de Dorothy Iannone qui apparaissent, avec les représentations d’une sexualité libre et joyeuse. Et l’ensemble donne lieu à de nombreuses discussions, fêtes, débats passionnés.

016Dans les années 70, le couple Merino prend de la distance avec le monde de l’art. Elle est chargée des relations publiques de la Société des Bains de Mer, lui est critique gastronomique chez Gault&Millau et leur intérêt se porte ailleurs, même si ils se lient alors d’amitié avec un autre résident monégasque, le photographe Helmut Newton et son épouse Alice Springs. Ils y reviennent dans les années 80, sous l’impulsion de leur fils, Edouard, qui a fait ses classes au Magasin de Grenoble et qui s’apprête à ouvrir, avec Florence Bonnefous, la galerie Air de Paris dans une ruelle du vieux Nice (cf http://larepubliquedelart.com/air-de-paris/). Dans un premier temps avec la photographie américaine que l’on a qualifié « d’appropriationniste » (Richard Prince, Cindy Sherman, Louise Lawler) et les photographes allemands de l’école de Düsseldorf (les Becher, Thomas Struth, Andreas Gursky). Puis surtout avec les artistes que la galerie commence à représenter et dont certains, que l’on a associé à la fameuse « esthétique relationnelle » théorisée par Nicolas Bourriaud, vont devenir des vedettes (Philippe Parreno, Liam Gillick, Pierre Joseph, Carsten Höller, entre autres). Mais ils ne feront pas que soutenir la galerie du rejeton et s’intéresseront aussi aux travaux de Xavier Veilhan, de Paul McCarthy, de Raymond Pettibon ou d’Ann Veronica Jenssens.

Ce sont toutes ces œuvres que l’on voit, d’une manière un peu disparate, dans les salles de la Villa Sauber à Monaco. Contrairement à d’autres collections savamment construites, il n’y a pas, dans celle-ci, de fil conducteur, les œuvres n’ont pas toutes la même valeur (on y trouve aussi bien des éditions que d’importantes pièces uniques), on passe sans vergogne d’un registre et d’une taille à une autre (de toutes petites œuvres sous vitrines alternent avec d’autres de grande taille), mais on sent que tout a été acheté au coup de cœur, que chaque pièce a son histoire et c’est cela qui la rend sympathique. Dans une salle consacrée à la photo, d’ailleurs, astucieusement disposée, on trouve des œuvres d’anonymes, ou un permis de conduire d’Arletty, associés aux grands noms de la photographie mondiale. Comme si seuls comptaient la valeur sentimentale ou l’intérêt qu’on y accordait. Comme si l’aspect financier n’était que secondaire. On peut juste regretter que l’exposition ne soit pas davantage expliquée, car on imagine que pour le néophyte, certaines œuvres posées là, sans commentaires, restent bien mystérieuses…

CourbetC’est aussi d’une collection privée qu’est née l’exposition Moi, Courbet, que présente Mathias Coullaud dans sa galerie. En l’occurrence, de sa collection, ou de celle de sa famille, qui possède un très beau paysage du maître du naturalisme qui sert là de pivot à l’ensemble. Tout autour, ce sont des œuvres des artistes de la galerie ou d’artistes avec lesquels celle-ci envisage de travailler qui sont disposées et qui répondent à différents tableaux de Courbet et, en particulier, à la célèbre Origine du monde. On y voit donc un dessin de Valérie Sonnier qui rappelle beaucoup la toile du maître exposée, un autre, fragmentée, de Zoulikha Bouabdellah, qui fait référence au Sommeil, une belle « visitation » de Jérôme Borel, une toile de Gregory Forstner qui rend hommage au Portrait de Prud’hon, un diptyque amusant de Jean-Jacques Lebel, etc. Et Laurent Fiévet montre une vidéo L’Angélus, qui associe Courbet à Deap Throat, le célèbre film porno des années 70 (le galeriste montre sur son téléphone la partie licencieuse). Enfin, le soir du vernissage, l’artiste et performeur Arthur Gillet est venu s’allonger, nu et de dos, au milieu d’un parterre de fleurs qu’il avait ramassées aux Tuileries et dans lesquelles se trouvaient aussi des kleenex et des capotes usagés. Une vision très contemporaine du naturalisme…

backslashEnfin, si vous envisagez vous-même de collectionner, c’est le moment où jamais, car s’ouvrent à Paris deux foires bien différentes : Drawing Now qui se tient jusqu’à la fin du week-end au Carreau du Temple et Art Paris, qui commence la semaine prochaine au Grand Palais. Des deux, la première est en général la plus intéressante, car elle privilégie un médium, le dessin, qui a longtemps été déconsidéré, alors qu’il est souvent  le biais par lequel on entre dans la collection. L’édition de cette année est à l’instar des éditions précédentes, c’est-à-dire de belle qualité, même si on n’y éprouve pas de coup de cœur pour un stand en particulier. Au rez-de-chaussée, ce sont les grosses enseignes qui font le focus sur un artiste et montrent des mini solo-shows parfois très intéressants (Alina Szapocznikow chez Loewenbruck, Etel Adnan chez Lelong, Pascal Pinaud chez Catherine Issert, l’un peu oubliée Vanessa Beecroft chez Caroline Smulders, etc.). Au sous-sol, ce sont les jeunes galeries (la section s‘appelle « Emergences », qui présentent des artistes souvent inconnus. Et c’est là qu’on fait les plus belles découvertes, qui plus est à des prix abordables. On pourrait citer, par exemple, la galerie Modulab de Metz qui montre les dessins drolatiques de Roxane Lumeret, la galerie Baginski de Lisbonne qui présente le travail poétique et sensible de Bruno Cidra ou la galerie Tristan d’Issy-les-Moulineaux (au rez-de chaussée, elle) qui consacre tout son stand à l’œuvre de Stéphane Mandelbaum, un artiste belge assassiné à l’âge de 25 ans, après avoir volé un Modigliani dans un  appartement bruxellois, et fasciné par les figures de la transgression telles que Pasolini, Bacon ou Rimbaud. Mais parmi tous les stands, un de ceux qui se distinguent le plus est celui de la galerie Backslash qui montre les aquarelles de « Fêtes » de Thomas Lévy-Lasne. Car celle-ci ne s’est pas contentée d’accrocher sur le mur ces petites merveilles de virtuosité qui rendent si bien compte de soirées déjantées et un peu alcoolisées de la capitale, elle a aussi fait faire un papier peint qui reprend des détails de ces saynètes et couvre l’intégralité du stand. On assiste ainsi à une mise en abyme, à une saturation de l’espace qui souligne encore davantage le sentiment de flottement et de déséquilibre. Demain samedi, à 16h, sur le stand, l’artiste signera La Fête, le livre qui vient de paraître aux Editions de la Ménagerie et qui reproduit un certain nombre de ces aquarelles au regard d’une fiction d’Aurélien Bellanger mettant en scène un étrange philosophe qui est lui-même peintre d’aquarelles. Ce n’est plus une mise en abyme, c’est un vrai vertige hitchcockien !

 

Poïpoï, jusqu’au 30 au Nouveau Musée National de Monaco (Villa Sauber), 17 avenue de la Princesse Grace (nmnm.mc)

Moi, Courbet, jusqu’au 13 mai à la Galerie Mathias Coullaud, 75003 Paris (www.mathias-coulaud.com)

Drawing Now, jusqu’à dimanche 26 mars au Carreau du Temple, 4 rue Eugène Spuller, 75003 Paris (www.drawingnowparis.com)

 

Images : Vues d’exposition Poïpoï, Une Collection Privée à Monaco Nouveau Musée National de Monaco – Villa Sauber 24 février – 30 avril 2017 : 1 Helmut Newton, Raymond Voinquel, Georg Jiri Dokoupil, Michel Journiac, Victor Burgin, Paul McCarthy, Richard Prince, Christopher Williams,Count Theodore Zichy, Jessica Diamond, Jan Van Oost Crédit Photo : NMNM/Andrea Rossetti, 2017 ; 2 Paul McCarthy, Fumito Urabe, Carsten Höller, Louise Lawler, Roger Ackling Crédit Photo : NMNM/Andrea Rossetti, 2017; vue de l’exposition Moi, Courbet à la galerie Mathias Coulaud © Louis Delbaere ; vue du stand de la galerie Backslach à Drawing Now

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